Archive pour la catégorie ‘plumes à rêver’

Surnaturel…

samedi 5 octobre 2024

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« … Puisque la nuit était tombée sur ce monde de machines et de banquiers, je me donnais trois mois pour essayer d’y voir. Je partais. Avec les fées…

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J’aimais ces embrasements des siècles, noces du légendaire et du dogmatique, ces rondes mêlées de saints chrétiens et d’ombres saturnales. Les hommes du siècle 21, le mien, étaient passionnés par la discorde. Ils faisaient des choix. Ils réduisaient les chatoiements. L’amour de la dialectique avait créé chez mes semblables une pensée de hachoir et des réflexes de charcutier : on tranchait. Soit l’un, soit l’autre. Moi je voulais les deux puisque j’aimais les fées.

Sur les balcons de l’Ouest, les siècles avaient su se fondre l’un dans l’autre. La source païenne avait irrigué l’esprit moderne. Les générations avaient déposé chacune son propre bouquet au pied de la suivante. Et puis soudain, l’époque contemporaine avait rompu la passation. Un siècle de machines avait produit des hommes nouveaux à la pensée très fière. Ils préféraient choisir ce qui leur convenait. Ils faisaient leurs courses dans les rayonnages du Temps. Ils traitaient l’Histoire comme des manutentionnaires de magasin. Le reste, ils le jetaient dans la fosse aux oublis. Pis, ils le condamnaient et revendiquaient le « droit d’inventaire ». À ces réflexes de déboulonneurs, je préférais les rêveries où le Christ et Morgane s’emportaient dans la même gigue…

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... On traversait des tranchées ouvertes dans des murailles de fougères. On franchissait un vallon percé de soleil. Cascadait un ruisseau entre les asphodèles. Des fleurs s’abreuvaient aux margelles. Des sous-bois vert tendre faisaient des berceaux de fées dans les renfoncements du relief. Des tapis de jonquilles doraient le socle des rochers. L’herbe avait des airs de moquette très Agatha Christie. Il ne faut pas en vouloir aux vieilles dames anglaises. Ici, même la nature fait de la décoration intérieure…

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… Le vent devait avoir un projet. Il ne se calma pas. Les promontoires étaient des étraves abandonnées ou bien des pattes de griffons plantées dans l’eau. Tout s’enivrait : les mouettes, les fous, les vagues, les embruns. Seule la terre tenait bon. Le vent est la joie de vivre de la mer… »

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Incroyable Sylvain Tesson qui nous convie à un voyage intense entre Galice et Iles Shetland, à voile, à pied ou à bicyclette, dans les brumes, sous la pluie. L’eau est omniprésente, les fées surgissent sans crier gare et disparaissent laissant leur effluve dans l’âme du poète.

Dans « Avec les fées », sorte de journal de bord, il dissèque – souvent avec humour et dérision – tout ce qui s’offre à son regard dans une langue incroyablement poétique, quel bonhomme ! Une énergie sans faille, une étonnante curiosité de la Terre, de ses histoires, de ses géographies physiques et mentales…

Il nous offre ici des moments de grâce que seule la nature sait offrir à l’Homme éveillé, à l’Homme qui refuse cette société uniquement matérialiste, à l’Homme qui cultive l’art de la nuance pour élargir ses horizons…

Dans ses questionnements, ses méditations, l’Histoire et la littérature font sans cesse irruption, nous « apprenons » ou parfois nous nous souvenons. Le rythme est vif, les mouvements  se succèdent, la vie ne serait-elle être qu’aventures, morts et renaissances ?

La quête de l’auteur semble éternelle. Que cherche-t-il et le sait-il ? Il incite chacun à rechercher son Graal…

Vous l’aurez compris, j’ai été conquise par cette lecture,

tout a un prix mais il est si bon de rêver en pays de poésie.

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Extraits de : « Avec les Fées »  2024  Sylvain Tesson.

Illustrations : 1/ « Coucher de soleil sur la mer bretonne »   Ferdinand de Puigaudeau  1864-1930

2/ « Dimanche »  Henri Le Sidaner 1862-1939  3/ « Col de Glencoe – Écosse »  Thomas Moran 1837-1926.

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Rechercher son Graal…

BVJ – Plumes d’Anges.

Étonnant destin…

dimanche 29 septembre 2024

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« … Un plat du jour et un dessert, un seul service le midi. Le café reste ouvert aux joueurs de cartes et aux verres de l’amitié comme à ceux plus solitaires qui cherchent compagnie.

En peu de temps, le bruit court dans les ruelles et voyage vers les villages voisins :

« Vous avez gouté la matelote de l’Andrée ? Et le ragoût d’agneau ? Peuchère, ses poires au vin, j’y suis retournée deux jours de suite ! »

Andrée a déjà beaucoup cuisiné. Elle a, au fil du temps, compilé les recettes dans plusieurs carnets. Chacune a le goût d’une maison, d’une famille, d’un moment de la vie d’Andrée. Derrière chaque page, un sourire, une larme, un souvenir. Parfois, entre deux feuillets quadrillés, un brin de santoline séchée, un trèfle, une fleur aux teintes passées. Lui reviennent alors, en désordre, les visages, les cours, les odeurs, les feux qui crépitent et le froid qui saisit dans un lit étranger, lorsque, à dix ans, quelqu’un a décidé qu’il serait désormais le vôtre.

Les mots écrits de sa main, maladroite, puis de plus en plus appliquée. Les plats, les desserts comme autant de cailloux sur sa route.

Aux anciennes recettes s’ajoutent celles qu’elle découvre dans le livre offert en cadeau de mariage par Mme Montlahuc : Le livre de cuisine de Mme E. Saint-Ange.

Lourd comme une brique, plus de mille pages, fines, à l’écriture serrée, de planches illustrées, de conseils et de propositions de menus pour chaque saison.

Une bible que j’ai plus consultée que celle conseillée par M. le Curé ! Tu peux me croire mon Ninou !

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… Jacquie porte autour du cou le cadeau personnel de Mme de Gaulle, un carré Hermès aux tons jaunes et dorés portant différents motifs équestres, harnais, sellettes, ornements d’apparat. Les conseillers de l’Élysée avaient parfaitement étudié les centres d’intérêt de la première dame passionnée d’équitation et excellente cavalière.

Il fut ce soir là, autour de la table, question de cuisine et de vins français. Les frères et sœurs, en partie réunis, avaient tous une anecdote, un souvenir à ce sujet, mais lorsque Jacquie sortit de son sac le menu du dîner de gala à Versailles, le silence se fit pour l’écouter.

« Just a minut, Jacquie, dit alors Ted, please wait… »

Andrée essuie ses mains et se laisse entrainer par son patron vers la salle à manger où les convives la regardent approcher timidement.

« Go ahead, Jacquie. »

Les commentateurs ont souvent souligné la diction aristocratique de l’épouse de Jack, une manière de parler lentement sur un ton doux et mesuré d’une distinction et d’une correction parfaites. La façon idéale pour décliner un menu empreint de poésie française.

Velouté Sultane

Timbales de soles Joinville

Cœur de filet de Charolais renaissance

Chaud-froid de volaille

Salade de romaine à l’estragon

Ronde des fromages

Parfait Viviane

Andrée, bouche bée, se reprend vite pour faire face aux questions des uns et des autres. Jack reconnaît que tout était délicieux, ses soeurs veulent savoir : Sultane, Joinville, Renaissance, pourquoi diable ces français s’obstinent-ils à donner des noms à leurs plats incompréhensibles aux non-initiés.

Alors Andrée explique : « à la sultane » s’applique aux préparations qui contiennent de la pistache. Mariée à du beurre, elle termine parfaitement un velouté de volaille… »

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Cette histoire débute en 1999 dans un cimetière du Vaucluse, là vient d’être inhumée Andrée Imbert.

Enfant abandonnée à la naissance, l’Assistance publique la confie – sous le matricule 18603 –  à une première famille d’accueil,  puis à une seconde à l’age de 10 ans. Comme le prévoit la loi, elle est placée en tant que bonne dès 13 ans. Plus tard elle épouse Léopold Imbert, veuf père d’un petit garçon, il tient un café de village, ils auront ensemble une fille, Madeleine.

Passionnée de cuisine, Andrée note depuis toujours des recettes sur de précieux carnets, ils la suivront partout. Son mari accepte qu’elle dispose quelques tables dans son établissement, elle y servira du lundi au samedi, à midi, un plat du jour avec dessert. Très vite ses talents culinaires attirent… Mais Andrée voit grand et voit loin, elle a soif d’apprendre, d’explorer d’autres lieux, elle part travailler dans de « grandes » maisons, à Lyon chez les Berliet… sur la côte d’Azur chez les Lumière, chez Albert Camus venu se reposer sur les hauteurs de Grasse, chez les Gallimard, chez Fred et Helen Rogers qui lui proposent de venir à New York… et enfin dans la famille Kennedy.

Incroyable destinée de cette femme qui est restée en relation avec les membres de ses familles, elle a toujours écrit et envoyé de l’argent à sa fille et prenant sa retraite, elle a rejoint les siens dans la Drôme.

Ce récit est très vivant, la vie d’Andrée est racontée par petites touches, l’auteure a un grand sens de la narration, elle s’est bien documentée sur le plan historique, les détails affluent avec légèreté et l’on se passionne au fil des pages pour cette personnalité singulière, la vie ne l’a pas épargnée mais elle en a fait une force, avec un goût du travail bien fait et de la tendresse à partager…

Ce fut un agréable moment de lecture, je vous le garantis.

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Extraits de : « La cuisinière des Kennedy »  2024  Valérie Paturaud.

Illustrations : 1/ « Mettre la table »  August Eiebakke  1867-1938

  2/ « L’employée de maison »  William Mac Gregor Paxton  1869-1941.

3/ « Table fleurie »  Jane Nérée-Gautier  1877-1948

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Avoir le goût du travail bien fait…

BVJ – Plumes d’Anges.

Recherche de félicité…

dimanche 22 septembre 2024

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« … Fausto raccrocha peu après. Sur le balcon où il se trouvait, la voix de Silvia lui manqua immédiatement. Il observa la forêt et remarqua que les branches les plus exposées des mélèzes commençaient à jaunir. C’étaient les arbres de Fontana Fredda, arbres du soleil, du vent, des versants au sud, mais ils n’aimaient pas le gel, et lorsqu’ils le sentaient arriver, ils entraient en léthargie. Les sapins, impassibles, gardaient leurs aiguilles et ne gaspillaient pas leurs forces dans la mue saisonnière : deux arbres si proches, et deux stratégies si différentes pour affronter l’hiver. Les premiers à faner étaient les mélèzes blessés, qui par la foudre, qui par une chute de pierres, qui par une excavation ayant coupé une racine, mais en l’espace de quelques jours, la forêt entière virerait au jaune et au rouge, se retranchant dans un long sommeil pendant que le vert foncé des sapins monterait la garde.

Fausto avait lu quelque part que les arbres, contrairement aux animaux, ne pouvaient chercher la félicité autre part. Un arbre vivait là où sa graine était tombée, et pour être heureux, il devait faire avec. Ses problèmes, il les résolvait sur place, s’il en était capable, et s’il ne l’était pas il mourait. La félicité des ruminants, en revanche, suivait l’herbe, à Fontana Fredda c’était une vérité manifeste : mars au bas de la vallée, mai dans les pâturages des mille mètres, août dans les alpages aux alentours des deux mille, puis de nouveau en bas pour la félicité en demi-teinte de l’automne, la seconde modeste floraison. Le loup obéissait à un instinct moins compréhensible. Santorso lui avait raconté qu’on ne comprenait pas très bien pourquoi il se déplaçait, l’origine de son intranquillité. Il arrivait dans une vallée, y trouvait peut-être du gibier à foison, pourtant quelque chose l’empêchait de devenir sédentaire, et tôt ou tard il laissait tous ces cadeaux du ciel et s’en allait chercher la félicité ailleurs. Toujours par de nouvelles forêts, toujours derrière la prochaine crête, après l’odeur d’une femelle ou le hurlement d’une horde ou rien d’aussi évident, emportant dans sa course le chant d’un monde plus jeune, comme l’écrivait Jack London… »

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Une histoire, celle de Fausto Dalmasso, écrivain qui a grand mal à écrire,

il est en manque d’inspiration.

Il part vers le Mont-Rose et se fait engager comme cuisinier

dans un restaurant nommé Le Festin de Babette

– nom donné par sa propriétaire Babette en hommage à la nouvelle de Karen Blixen.

Il se lie avec Sylvia, une serveuse à la recherche d’une autre vie,

il tisse lentement des amitiés avec Babette, avec Santorso…

L’hiver se passe, la saison touristique se termine, Fausto part à Milan.

Séparé de sa femme Veronica, il doit s’occuper de vendre leur ancienne maison.

Ce livre nous décrit des scènes de vie dans un village Alpin

– histoires d’amour, désillusions, parfums et couleurs des forêts,

force d’une nature généreuse mais qui ne fait pas de cadeaux.

Les villageois parlent peu, ils laissent planer certains mystères

et l’on voit que les caractères les plus rudes sont souvent les plus tendres…

Ici  des solitudes se rencontrent et petit à petit se partagent.

Fausto prend conscience qu’il faut laisser le monde dérouler ses chemins,

il ne faut rien exiger, rien brusquer,

il faut juste accueillir ce qui vient, ce qui surprend, les joies et les peines,

l’humanité est la félicité.

J’ai passé un très bon moment dans ces montagnes,

elles attirent, aimantent et terrifient parfois,

Paolo Cognetti  partage talentueusement son amour pour elles

et nous entraine là dans une jolie réflexion,

 

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Extrait de « La félicité du loup »  2021  Paolo Cognetti.

Illustrations : 1/ « Massif du Mont Rose – Plateau glaciaire »  Edward Theodor Compton  1849-1921  2/ « Bouleaux et glycines »  Teodoro Wolf Ferrari  1878-1945.

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Apprécier les choses simples…

BVJ – Plumes d’Anges.

Terre et ciel…

dimanche 18 août 2024

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« … Paris déserté, les bancs alignés entre les tilleuls et les marronniers rouges, les rayons du soleil déclinant derrière les statues, les marches de l’escalier où nous ne cessons de nous arrêter pour nous embrasser : l’avenir nous appartient.

Quelques jours plus tard je recevrai ce message de Pierre : « Je n’aurais pas voulu mettre de tristesse dans ta vie mais je voudrais qu’on arrête. »

Et cette phrase qui me pulvérise : »Je ne peux pas faire l’amour sans amour. »

Il n’y aura jamais d’autre explication…

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… J’ai parlé de Célian avec le père de Rosalie. (…) Il m’a dit ce qu’il sait par expérience. Qu’un surdoué ce n’est pas quelqu’un de plus intelligent mais quelqu’un qui ne peut pas ne pas voir la fausseté du monde sans que ça lui soit insupportable. Qui réinterroge sans cesse le récit collectif, inepte, factice. Il faut juste aider Célian à rendre acceptable cette quête de sens, pour qu’elle ne devienne pas obsessionnelle. Lui apprendre à se laisser traverser par des émotions sans s’en aliéner, et en faire une liberté…

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… Juste avant notre voyage, le père de Rosalie m’a conseillé l’ouvrage d’un collègue. Un passage de ce livre m’a interpelée : « Les surdoués sont partout dans la littérature, et de manière récurrente chez des auteurs comme Tchekhov ou Shakespeare : avec leur rapport au monde passionné, douloureux, ce peuple d’écorchés, épris de justice, hante les œuvres, de Cyrano à Hamlet.« 

Je me dis que Tycho Brahe était sans doute lui aussi un enfant déconcertant. J’ai retrouvé dans un de mes carnets quelques mots de Rilke à Marina Tsvetaïeva : « As-tu déjà entendu l’histoire de Tycho Brahe ? À une époque où on ne lui avait pas encore permis d’étudier l’astronomie, il connaissait déjà si bien, comme par cœur, le Ciel, qu’un simple regard là-haut lui fit cadeau d’une nouvelle étoile. Sa première découverte dans la nature étoilée… » et ces mots « il connaissait si bien, comme par cœur » résonnent singulièrement dans mon esprit aiguisé par les préoccupations autour de Célian…

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… Peu d’adultes connaissent encore au contact de la nature ces émerveillements de l’enfance : les poètes, les peintres, les botanistes et les photographes animaliers du panthéon singulier de Célian… Je me mets à plat ventre dans les céréales pour apprendre de mon grand garçon les secrets de l’organisation du vivant et retrouver grâce à lui cette connexion essentielle avec le monde que je n’aurais jamais dû perdre. Je me mets à plat ventre pour attendre la rencontre avec l’oiseau… ».

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Mary est la maman de Célian. Ce petit garçon est rêveur : fin observateur de la nature, il a du mal à se concentrer et exaspère son institutrice qui le traite de fainéant ! Mary est abandonnée par Pierre, une blessure d’enfance se rouvre, elle se sent comme pulvérisée par toutes ces injustices…

Elle entreprend un voyage vers l’ile de Ven ( anciennement Venusia) aujourd’hui suédoise. Un astronome, Tycho Brahe, né en 1546 y fit construire un palais observatoire de grande renommée et rédigea le premier catalogue des étoiles du XVIème, son assistant Kepler le fit éditer à sa mort. Mais plus rien n’existe sur cette ile, seulement des traces, des histoires, une nature complètement préservée et des gens merveilleux qui vont les accompagner sur un chemin de guérison.

C’est un roman paisible, une tranche de vie racontée par petites touches délicates. Les grandes villes ne peuvent convenir aux êtres hypersensibles, il leur faut l’amour, la terre, sa beauté, ses parfums, ses secrets, le ciel qui s’allume chaque nuit pour offrir sa féérie toujours renouvelée, l’espace et la liberté.

J’ai beaucoup aimé ce premier roman, la belle relation entre cette mère et son enfant, j’ai découvert cet astronome (j’ai hâte d’explorer plus en profondeur sa vie), ses travaux, ses liens avec Hamlet de Shakespeare, c’est une lecture qui apporte beaucoup, je vous la conseille…

Une lecture conseillée par ANNE il y a un an il me semble, merci Anne…

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Extraits de : « L’enfant céleste »  2020  Maud Simonnot.

Illustrations : 1/ « Uraniborg – Château et observatoire » Tycho Brahe  1546-1601  2/ « Champ de céréales »  Jan Stanislawski  1860-1907.

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Emprunter un chemin de guérison…

BVJ – Plumes d’Anges.

Feu du cœur…

samedi 10 août 2024

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« Si vous faites ricocher habilement une pierre plate sur la surface de l’eau, elle rebondira de nombreuses fois, à intervalles plus ou moins grands.

En gardant cette image en tête, remplacez maintenant l’idée de l’eau par celle du temps.

Commencez par vous poster, pierre en main, sur le rivage de Venise, face à Murano, l’île du verre, située de l’autre côté de la lagune, à une demi-heure en gondole. Ne lancez pas tout de suite votre pierre. Nous sommes en 1486, à l’apogée de la Renaissance, et Venise règne en maître sur le commerce, aussi bien en Europe que dans la majeure partie du monde. La Cité des Eaux semble vouée à rester riche et puissante à jamais.

Orsola a neuf ans. Elle vit à Murano, mais n’a pas encore travaillé le verre…

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… « Les coupes ne sont pas assorties », annonça Marie Barovier alors qu’elles se tenaient près du puits. (…)

« Pourquoi pas une plus grande variété de verres ? Pas juste des coupes, mais des verres plus ordinaires ? De jolis goti que les garzoni pourront fabriquer. Des assiettes. Des plats. Des choses simples, pas trop recherchées. Il se peut que Marco soit doué pour une de ces choses-là. Ou bien que Giacomo le soit mais n’ait pas eu l’occasion de montrer ce qu’il sait faire. Ils doivent prendre le temps de déterminer leurs points forts, plutôt que de tenter d’imiter votre père. Chaque verrier est différent, tout comme chaque chanteur a sa voix et chaque cuisinière sa pasta. Paolo, le servente de votre père, fait de l’excellent travail. Il leur apprendra, même s’il n’est pas un Rosso et ne prendra jamais la tête de l’atelier. Mais ils doivent se dépêcher de résoudre le problème. La bonne volonté de Klingenberg a des limites, et il ne tardera pas à passer commande chez d’autres. »

C’était un conseil judicieux, mais que n’importe qui aurait pu leur donner. Sa mère et même Marco auraient fini par en arriver à cette conclusion.

« Autre chose : les perles.

– Les perles ? » Les Rosso n’avaient jamais fabriqué de perles. Elles étaient bon marché, pas assez tape-à-l’œil et peu rentables ; c’étaient des objets que produisaient les verriers parmi d’autres objets plus prestigieux. Seule la rosetta des Barovier avait acquis une certaine valeur.

« Des perles que tu pourrais faire, toi.

– Moi ? » Orsola n’avait jamais manié le verre fondu… »

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Merveilleuse histoire qui porte et transporte au fil de ses 437 pages. Peu de choses ont bougé sur la lagune, le temps y est comme suspendu mais le monde autour n’est plus le même. Tout commence en 1494 sur l’ile de Murano. Maestro Rosso, maître verrier, fabrique des verres et des coupes, qu’il vend à Venise à un grand marchand, Klingenberg à l’entrepôt dei Tedeschi. Sa mort soudaine oblige sa famille à s’organiser pour que l’atelier ne disparaisse pas.

Orsola, l’héroïne de l’histoire grandit, elle rêve de souffler le verre mais ce métier est interdit aux femmes. Elle apprend l’art des perles, affine son art, elle tombe amoureuse d’Antonio mais…

L’auteure envoie sa pierre plate, elle ricoche, nous sommes en 1574 avec une terrible épidémie de peste sur la lagune… elle ricoche encore,  une autre épidémie de peste en 1631… puis il y a Casanova, Napoléon, des batailles, des morts, des naissances, des joies et des douleurs, le courage des femmes dans ce milieu d’hommes – quel courage !!! -, celui d’Orsola qui vieillit tout doucement, le fil d’or de l’amour qui entretient le feu de son cœur…

Tracy Chevalier nous tient en haleine jusqu’à la dernière page, mêlant des faits historiques précis à toute cette vie romanesque peuplée de nombreux personnages aux descriptions colorées. J’ai adoré ce livre, je l’ai dévoré et j’espère qu’il en sera de même pour vous.

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Extraits de : « La fileuse de verre »  2024  Tracy Chevalier.

Illustrations : 1/ « Bateaux sur la lagune »  2/ « Vue de Venise le soir »  Whilhelm von Gegerfelt   1844-1920.

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Ne pas se laisser abattre par l’adversité…

BVJ – Plumes d’Anges.

Minutes de silence…

samedi 20 juillet 2024

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« L’escargot qui dort

Sait-il que cette feuille verte

Obéit au vent ? »

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« Immense désert,

Murmure du sable en marche

Creusant le silence. »

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« Route solitaire

Qui s’étend parmi les ombres

D’une nuit d’été. »

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« À chaque reflux

Les galets brillent sous la lune,

Puis se rendorment. »

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« L’ombre d’un vieux chêne

S’éteint sur une cabane

Au soleil couchant. »

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Haïku extraits de : « Cet autre monde »  Richard Wright  1908-1960.

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Temps de silence,

temps de calme nécessaire pour tenter de comprendre l’incompréhensible…

À bientôt,

pensez à reposer votre esprit malmené par certaines et certains,

en admirant par exemple la perfection de la nature.

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Photos BVJ – Fleur d’oignon.

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S’occuper un peu de soi…

BVJ – Plumes d’Anges.

Richesse des couleurs…

dimanche 14 juillet 2024

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« … Mon père qui était un médecin de l’armée coloniale britannique a été choqué par une scène qui m’est restée dans l’esprit. Nous étions dans le bus et le conducteur, un français, à un moment donné, a arrêté son bus, il a contrôlé les passagers ; or il y avait là un pauvre vieux qui n’avait pas de quoi payer son trajet. Le chauffeur a fait descendre ce pauvre paysan marocain sur la route, c’était en plein champ, il est descendu. Mon père m’a dit : « Tu vois, ça, c’est la colonisation, il faut mettre fin à ce système parce que ce n’est pas normal qu’on ne partage pas avec un homme âgé et qu’on ne l’aide pas en lui accordant le passage dans le bus. » C’est donc en allant à Marrakech que j’ai aperçu les injustices de la colonisation…

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… L’Afrique, ce continent qui fut fracturé et malmené par l’histoire (…). Les hommes et les femmes de ce continent ont besoin de se connaître, de se reconnaître.

En traversant les frontières, la littérature permet cette connaissance, cette reconnaissance. Dans l’échange, dans l’aventure, nous cessons d’être des étrangers, nous partageons des rêves, des idées, des mots, des sentiments. Nous apprenons à être ce que souhaite le romancier et peintre marocain Mahi Binebine, des voisins, et qui sait, un jour peut-être comme le souhaitait le grand Martin Luther King dans sa célèbre formule : « Nous avons appris à nager comme des poissons, nous avons appris à voler comme des oiseaux, mais nous n’avons pas appris l’art tout simple de vivre ensemble comme des frères et des sœurs. » Grâce à la littérature, grâce à ces voix multiples, nous avons les armes qu’il faut pour lutter contre ceux qui, malgré les enseignements de l’histoire, revêtent aujourd’hui les loques trouées du racisme et de la xénophobie…

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… L’idée de l’engagement est venue de mon père mais je me souviens également de ce que racontait ma mère ; lorsqu’elle s’est mariée, elle s’est résolue à quitter la France, à partir vivre en Afrique pour le suivre. Ses amis ont tous réagi par des remarques de type : « Mais tu vas vivre dans un pays de sauvages. » Elle leur a répondu : « C’est vous les sauvages, je crois que je vais apprendre beaucoup en Afrique. » Elle voulait dire que l’aveuglement, l’égoïsme, l’indifférence de ses amies parisiennes lui semblaient être la vraie sauvagerie, le vrai manque de civilisation… »

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Ce petit livre de Jean-Marie G. Le Clézio est une riche réflexion à propos de la littérature et du pouvoir des mots. L’auteur raconte au fil des pages des souvenirs marquants, des situations vécues sur lesquelles ou contre lesquelles il s’est construit. Homme solitaire, profondément humain, frère de cœur des opprimés, engagé dans l’écriture – la seule chose qu’il sache faire – par petites touches, contre l’injustice.

Né à Nice pendant la guerre, il a connu les privations, il a vu la détresse des enfants et des personnes âgées « qui sont les premières victimes dans les conflits. » Âgé de huit ans, déjà doté d’un esprit curieux, il part rejoindre son père, médecin au Nigéria, accompagné de sa mère et de son frère. Il quitte «  la France dévastée pour l’Afrique, terre d’abondance et de vraie liberté « , il en reste ébloui. Mais il découvre le système colonial, ses abus et ses maltraitances, les guerres entre les communautés montées les unes contre les autres par des européens avides…

Jean-Marie G. Le Clézio nous parle des rencontres, des hasards de la vie, des lectures, de la nature, de sa beauté, des artistes et écrivains femmes et hommes qui ont une vraie importance à ses yeux… Tout cela est le terreau qui l’amène à l’écriture et au travers des mots et des histoires, à son engagement. Il y a toujours à apprendre des autres, merci à la littérature de faire circuler des textes importants pour élever l’homme dans son humanité.

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Extraits de : « Identité nomade »  2024  Jean-Marie Gustave Le Clézio.

Illustrations : 1/« Jonquilles dans un pot vert »  2/« Bouquet de fleurs rouges »  Pierre Bonnard  1867-1947.

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Apprécier la richesse des racines multiples…

BVJ – Plumes d’Anges.

Douces exhalaisons…

samedi 8 juin 2024

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« … LE TILLEUL

Arbre de justice, parce que c’est autour de lui que les sages se réunissaient.

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Chaque année, au mois de juillet, je cueille en abondance leurs fleurs, que j’étale au grenier sur une claie et, quand elles sont bien sèches, je les range dans des bocaux en verre à l’abri de la lumière. Les soirs d’hiver, après le dîner ou juste avant de me coucher, je prends une tasse d’infusion de fleurs de tilleul avec une cuillère de miel de sauge des îles dalmates : une excellente boisson qui apporte le sommeil et facilite la respiration.

Les propriétés médicinales de ces fleurs sont connues depuis les temps les plus anciens : elles contiennent des sucres, du tanin, de l’acide malique, de l’acide tartrique et de l’huile essentielle. Tous ces éléments réunis ont des propriétés sudorifères, antispasmodiques et sédatives. Certaines fois les abeilles elles-mêmes, lorsqu’elles récoltent avec insistance le nectar de certains tilleuls, sont comme assoupies et se couchent dans l’herbe à l’ombre de l’arbre…

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… Le fût du tilleul est droit et élancé ; dans les endroits froids, on a remarqué qu’il se ramifie en fûts secondaires ; chez les sujets jeunes, l’écorce est lisse, de couleur gris-brun, mais avec les années il se fissure en se craquelant verticalement et prend une couleur plus sombre. Chez les individus isolés, les branches qui sont robustes et de couleur plus soutenue que le tronc, ne sont pas très éloignées du sol ; dans les bois, en revanche, comme chez presque tous les arbres, la ramure se rassemble vers le haut…

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Le feuillage est fourni, arrondi, harmonieusement disposé. Les feuilles qui mesurent quatre centimètres sur sept, sont caduques, en forme de cœur, avec un apex pointu ; elles sont dentelées mais lisses à la base, avec des nervures bien marquées, d’un vert intense, plus claires et couvertes d’un léger duvet au revers. Mais quels jaunes dorés ne nous donnent-elles pas en automne ! « Le cercle d’or du tilleul est comme une couronne de mariée » dit Pasternak dans l’un de ses poèmes…

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... Les fleurs sont hermaphrodites, d’un beau blanc ambré que la pluie d’été rend lumineux ; leur pédoncule est fixé à une bractée oblongue : les sépales forment une corolle et les cinq pétales entourent de nombreuses étamines.  Elles fleurissent vers la mi-juillet et, au cours des journées favorables par leur température et leur humidité, elles sont fouillées et butinées une à une par des myriades d’insectes…

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… Le miel de tilleul est si parfumé et son arôme si puissant qu’il ne plaît pas à tout le monde. Les fruits, ovales et ligneux, mesurent un centimètre environ ; les graines contiennent une huile dont l’aspect et la saveur rappellent celle de l’olive.

Le bois est blanc ivoire, brillant, presque soyeux, homogène et tendre ; il ne se fend pas (on peut le tailler dans tous les sens) et il se prête plus que tout autre bois à la sculpture. En outre les vers ne t’attaquent pas. C’est en bois de tilleul que sont faits les sabots hollandais, les cadres sculptés, les ornements de meubles et les hauts reliefs… »

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Merveilleux moment où l’on peut se nourrir du parfum envoûtant du tilleul,

il s’insinue dans chaque recoin du jardin et nous happe dès le lever.

Mais cette année, je n’entends pas le bourdonnement incessant des insectes pollinisateurs,

leur présence et leur danse d’une fleur à une autre sont – pour l’instant – absentes…

Seraient-ils fatigués par le bruit du monde actuel ?

Auraient-ils envie que les sages se réunissent à nouveau autour d’eux ?

Affaire à suivre…

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Extraits de : « Arbres en liberté »  – Le tilleul –  Mario Rigoni Stern  1921-2008.

Photos BVJ – juin 2024.

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Être sous le charme du tilleul et savourer l’instant…

BVJ – Plumes d’Anges.

Hardiesse…

vendredi 26 avril 2024

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« … Je ne mesure qu’aujourd’hui ce que la beauté du jour doit à la prescience de la nuit…

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Elle prit ma main et la posa sur son coeur. Toujours aussi peu rembourré, toujours émouvant comme les collines de Toscane.

– Nous sommes jumeaux cosmiques. Ce que nous avons est unique, pourquoi le compliquer ? Je n’ai pas le moindre intérêt pour les choses auxquelles mène normalement cette conversation. Tu as vu l’air crétin de Vittorio quand Anna rentre dans la pièce ? Tu as vu les yeux qu’il ouvre quand elle tire sur les lacets de son décolleté ? La chose doit être agréable, bien-sûr, pour abêtir à ce point. Mais je ne veux pas devenir bête, justement. J’ai des choses à faire. Et toi aussi. Un grand destin nous attend. Tu sais pourquoi je t’ai présenté Bianca ?

– Pour mon anniversaire.

Elle se mit à rire. De cette façon unique et rare qu’elle avait de le faire, la tête renversée en arrière, les bras légèrement séparés du corps, comme si elle s’apprêtait à pousser un contre-ut. 

– Non, Mimo. Je voulais te montrer qu’il n’y a pas de limites. Pas de haut ni de bas. Pas de grand ou de petit. Toute frontière est une invention. Qui comprend ça dérange forcément ceux qui les inventent, ces frontières, et encore plus ceux qui y croient, c’est-à-dire à peu près tout le monde. Je sais ce qu’on dit sur moi, au village. Je sais que ma propre famille me trouve étrange. Je m’en fiche. Tu sauras que tu es sur le bon chemin, Mimo, quand tout le monde te dira le contraire.

– Je préfèrerais plaire à tout le monde.

– Bien sûr. C’est pour ça qu’aujourd’hui tu n’es rien. Bon anniversaire…

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Je dois tout à mon père, à notre côtoiement trop court sur cette boule de magma. On me soupçonna parfois d’indifférence, parce que je parlais peu de lui. On me reprocha de l’avoir oublié. Oublié ? Mon père vécut dans chacun de mes gestes. Jusqu’à ma dernière œuvre, jusqu’à mon dernier coup. Je lui dois ma hardiesse de ciseau. Il m’apprit à tenir compte de la position finale d’une œuvre, puisque ses proportions dépendaient du regard que l’on poserait sur elle, de face ou levé, et à quelle hauteur. Et la lumière. Michelangelo Buonarroti avait poncé sa Pietà à n’en plus finir pour accrocher le moindre éclat, sachant qu’elle serait exposée dans un lieu sombre. Enfin je dois à mon père l’un des meilleurs conseils que j’ai jamais reçus :

– Imagine ton œuvre terminée qui prend vie. Que va-t-elle faire ? Tu dois imaginer ce qui se passera dans la seconde qui suit le moment que tu figes, et le suggérer. Une sculpture est une annonciation…

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De tous ceux qui virent ma Pietà, je crois qu’il fut le seul à comprendre. Le petit dévisageait l’œuvre, tête levée, bouche bée.

– C’est vous qui avez fait ça, monsieur ? demanda-t-il d’une voix craintive. 

Il me rappelait moi autrefois – nous faisions d’ailleurs la même taille.

– Tu feras pareil un jour, lui promis-je. 

– Oh, non, monsieur, je ne crois pas que j’en serai capable.

J’échangeais un regard avec Metti. Puis je mis mon ciseau dans la main du gamin.

– Écoute-moi bien. Sculpter, c’est très simple. C’est juste enlever des couches d’histoires, d’anecdotes, celles qui sont inutiles, jusqu’à atteindre l’histoire qui nous concerne tous, toi et moi et cette ville et le pays entier, l’histoire qu’on ne peut plus réduire sans l’endommager. Et c’est là qu’il faut arrêter de frapper. Tu comprends ?

  – Non, monsieur. 

– Pas « monsieur », corrigea Metti. Tu l’appelles « maître »…

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… Il faut avoir vu les peintures de Fra Angelico à la lueur des éclairs… »

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Michelangelo Vitaliani, dit Mimo, atteint d’achondroplasie, proche de son dernier souffle, vit depuis quarante ans au Monastère de la Sacra di San Michele, dans le Piémont. Dans les sous-sols de l’édifice est cachée sa dernière œuvre – son chef-d’œuvre ? – une Pietà, une étrange Pietà.

Il se souvient des mille facettes de sa vie : né en France, orphelin d’un père sculpteur, il est envoyé par sa mère à l’age de douze ans à Pietra Alba en Italie, chez un « cousin », Alberto, qui y possède un atelier de sculpture. Très vite cet homme s’avère minable, odieux et méchant, mais Mimo résiste et souffre en silence.

Lors d’un chantier dans la propriété d’une famille puissante – les Orsini – obsédée par l’argent et le pouvoir, il fait la connaissance de Viola dans des circonstances étonnantes. Viola a son age, c’est une jeune fille androgyne, dotée une mémoire fabuleuse, elle n’oublie rien, n’a peur de rien, rêve, ose, tente de tracer sa vie de femme libre et responsable. Elle est droite, inflexible dans ses idées et ses convictions murement réfléchies.

Elle va apporter l’esprit de curiosité, la connaissance, la magie et l’émerveillement à Mimo. Ces deux êtres issus de deux milieux que tout oppose, s’apprécient, s’admirent et se respectent. Leurs chemins vont traverser deux guerres, la montée du fascisme, les intrigues des pouvoir politique et religieux, les obstacles se dresseront, nombreux, ils s’éloigneront l’un de l’autre, se retrouveront, les épreuves seront à surmonter…

C’est un roman au rythme soutenu, Jean-Baptiste Andrea fait preuve d’une grande imagination tout en s’appuyant sur des réalités historiques. Ses personnages sont extrêmes, ils nous bousculent totalement, la beauté est souvent présente. J’ai particulièrement aimé les descriptions des sculptures de Mimo, ses idées personnelles sur ce qu’est l’art d’un vrai sculpteur, sa vision, son interprétation du monde, qui rejoint celle de Viola.

C’est un roman magnifique à la fin surprenante, il m’a tenue en haleine au fil de ses 580 pages…

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Extraits de : « Veiller sur elle »  2023  Jean-Baptiste Andrea.

Illustrations : 1/ « Annonciation » Couvent de San Marco – Fra Angelico 1395-1455  2/ « Villa florentine »  William Merritt Chase  1849-1916.

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Sculpter sa vie…

BVJ – Plumes d’Anges.

Rencontre d’une vie…

dimanche 14 avril 2024

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« … Elle était douée pour le bonheur, elle avait un sens de l’humour délicieux, ce qui l’aidait à sentir le sel de certains évènements quotidiens, et l’on entendait alors son rire frais, vivifiant. Mais en même temps elle avait des moments de sérieux inexplicables, qui arrivaient soudain, comme un nuage poussé par un grand vent qui cache un moment le soleil, plongeant tout dans une ombre inquiétante avant qu’à nouveau tout s’éclaire ; son visage parfois devenait sombre, ses yeux regardaient au loin, vers un point que je ne voyais pas, le chagrin se répandait sur ses traits. J’en étais terrifié ; je l’attirais contre moi, la priais de me dire à quoi elle pensait. Elle se contentait de secouer la tête, me prenait par-dessous les bras, me serrait contre elle un instant, puis soudain, là encore, elle s’arrachait à ses pensées, m’embrassait très vite en souriant – et je retrouvais soleil, chaleur et lumière ; le guerre et la peur n’existaient plus, il n’y avait que l’amour, l’amour partout…

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… Je crains parfois qu’arrive un jour où je commencerai d’oublier les détails. Cette idée me terrifie. Je veux garder en mémoire à jamais tout ce qui s’est passé entre nous, l’instant le plus infime – toutes les fois où elle m’a dit « je t’aime », toutes les fois où elle m’a touché de cette façon qu’elle seule, d’instinct, connaissait. Me souvenir à jamais de sa voix quand elle chuchotait, le contact de ses lèvres, l’odeur de son corps. Me souvenir non seulement de ce qui fut dit, mais de tous nos silences. Les gens meurent seulement quand nous les oublions. Gioconda doit rester vivante aussi longtemps que je vivrai – et plus longtemps que moi. Vivante ainsi que je l’ai connue, s’épanouissant sous mes regards, mes caresses, mes baisers… »

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Nikos Kokantsis, l’écrivain narrateur, a été lumineusement marqué dans le fond de son âme par son premier amour, en pleine seconde guerre mondiale, il avait une quinzaine d’années.

Nikos vit à Thessalonique, dans une maison comme il y en avait tant dans cette ville avant son bétonnage. La maison voisine – séparée de la sienne par une étendue laissée à l’état sauvage – est habitée par une joyeuse famille juive.

Gioconda, l’une des filles, et Nikos se « rencontrent », c’est une vraie rencontre à l’adolescence, cet age de l’entre-deux, où l’on quitte un monde pour en explorer timidement un autre. Ils se cherchent, se recherchent, se manquent l’un à l’autre, ils sont forts et fragiles, envahis d’émotions, lui fébrile amoureux, par instant jaloux et elle, déterminée, patiente et sage. Mais aucune précipitation, ils savourent ensemble le présent qui leur est offert, se découvrent doucement, lentement, sentent les changements qui s’opèrent dans leur être et les accueillent, et découvrent le désir puis le plaisir. C’est l’histoire d’un amour totalement pur qui va être confronté à un évènement tragique, celui de cette guerre et de la déportation…

Nikos Kokantsis raconte sa propre histoire, cet amour qu’il veut honorer et immortaliser à jamais. Il est habité par Gioconda, par son esprit, par son corps et en remercie la vie.

Les souvenirs décrits sont d’une grande sensualité, c’est une lecture émouvante, riche en humanité ; aujourd’hui, grâce à ce livre, leur amour continue son chemin dans le monde…

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Extraits de : « Gioconda »  Nikos Kokantzis   1927-2009.

Illustrations : 1/ »Jeune femme dans un champs » 2/ »Les amoureux »  Henri-Jean Guillaume Martin  1860-1943.

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Entretenir les souvenirs amoureux…

BVJ – Plumes d’Anges.