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« … Jourdan, tu te souviens d’Orion-fleur-de-carotte ?
– Je me souviens.
– Le champ que tu labourais, le tabac que tu m’as donné ?
– Je me souviens.
– Tu m’as demandé : « N’as-tu jamais soigné les lépreux ? »
– Je me souviens comme d’hier. Tu m’as répondu : « Non, je n’ai jamais soigné les lépreux. »
– Tu trainais une grande peine.
– Oui.
– Plus de goût.
– Non.
– Plus d’amour.
– Non.
– Rien.
– La vieillesse, dit Jourdan.
– Tu te souviens, dit Bobi, de la grande nuit ? Elle fermait la terre sur tous les bords.
– Je me souviens.
– Alors je t’ai dit. : regarde là-haut, Orion-fleur-de-carotte, un petit paquet d’étoiles.
Jourdan ne répondit pas. Il regarda Jacquou, et Randoulet, et Carle. Ils écoutaient.
– Et si je t’avais dit Orion tout seul, dit Bobi, tu aurais vu les étoiles, pas plus, et, des étoiles ce n’était pas la première fois que tu en voyais, et ça n’avait pas guéri les lépreux cependant. Et si je t’avais dit : fleur de carotte tout seul, tu aurais vu seulement la fleur de carotte comme tu l’avais déjà vue mille fois sans résultat. Mais je t’ai dit : Orion-fleur-de-carotte, et d’abord tu m’as demandé : pardon ? pour que je répète, et je l’ai répété. Alors tu as vu cette fleur de carotte dans le ciel et le ciel a été fleuri.
– Je me souviens, dit Jourdan à voix basse.
– Et tu étais déjà un peu guéri., dis la vérité.
– Oui, dit Jourdan.
Bobi laissa le silence s’allonger. Il voulait voir. Tout le monde écoutait. Personne n’avait envie de parler.
– De cet Orion-fleur-de-carotte, dit Bobi, je suis le propriétaire. Si je ne le dis pas, personne ne voit ; si je le dis, tout le monde voit. Si je ne le dis pas, je le garde. Si je le dis je le donne. Qu’est-ce qui vaut mieux ?
Jourdan regarda droit devant lui sans répondre.
– Le monde se trompe, dit Bobi. Vous croyez que c’est ce que vous gardez qui vous fait riche. On vous l’a dit. Moi je vous dis que c’est ce que vous donnez qui vous fait riche. Qu’est-ce que j’ai moi, regardez-moi.
Il se dressa. Il se fit voir. Il n’avait rien. Rien que son maillot et, dessous, sa peau. Il releva ses grands bras, agita ses longues mains vides. Rien. Rien que ses bras et ses mains.
– Vous n’avez pas d’autre grange que cette grange-là, dit-il en frappant la poitrine. Tout ce que vous entassez en dehors de votre cœur est perdu…
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… S’il n’y avait pas de joie, il n’y aurait pas de monde. Ce n’est pas vrai qu’il n’y a pas de joie. Quand on dit qu’il n’y a pas de joie, on perd confiance. Il ne faut pas perdre confiance. Il faut se souvenir que la confiance c’est déjà de la joie. L’espérance que ça sera tout à l’heure, l’espérance que ça sera demain, que ça va arriver, que c’est là, que ça nous touche, que ça attend, que ça se gonfle, que ça va crever tout d’un coup, que ça va couler dans notre bouche, que ça va nous faire boire, qu’on n’aura plus soif, qu’on n’aura plus mal, qu’on va aimer… »
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Extraits de : « Que ma joie demeure » Jean Giono 1895-1970.
Illustrations : 1/« Nuit » Edward Burne-Jones 1833-1898 2/« Blés » John Linnell 1792-1882.
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Fleurir notre ciel…
BVJ – Plumes d’Anges.