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« … Depuis la mort de ses parents, Clara Roussel avait une conscience aiguë de la fragilité humaine. À l’age de vingt-cinq ans , et pour le reste de son existence, elle avait compris qu’on pouvait sortir un matin, serein et confiant, et ne jamais rentrer chez soi…
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… Ce matin-là, ils s’étaient levés comme tous les matins, ignorant qu’il ne leur restait que quelques heures de bonheur, de sérénité, et que le soir même leur vie aurait sombré dans un désastre qui n’avait pas de nom. Qui pouvait imaginer cela ? Elle aurait donné n’importe quoi pour revenir en arrière. Quelques heures. Seulement quelques heures. Dire non. Voilà tout. Non, vous n’allez pas jouer dehors. Il suffisait de rien, trois fois rien…
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… Clara se sentait parfois si triste et si décalée. Ce n’était pas nouveau. Cependant cette sensation s’était accrue au cours des dernières années et, bien que dénuée d’amertume, était devenue douloureuse. Elle avait raté une marche, un épisode, une étape. Elle, à qui on avait offert 1984 et Fahrenheit 451 le jour de ses quatorze ans, elle qui avait grandi au milieu d’adultes toujours prompts à contester les dérives de leur époque (qu’auraient pensé Réjane et Philippe de celle dans laquelle elle vivait ?), elle qui venait d’un monde où tout devait sans cesse être questionné, pensé, avait regardé le train partir sans pouvoir monter dedans. Ses parents s’étaient trompés. Ils croyaient que Big Brother s’incarnerait en une puissance extérieure, totalitaire, autoritaire, contre laquelle il faudrait s’insurger. Mais Big Brother n’avait pas eu besoin de s’imposer. Big Brother avait été accueilli les bras ouverts et le cœur affamé de likes, et chacun avait accepté d’être son propre bourreau. Les frontières de l’intime s’étaient déplacées. Les réseaux censuraient les images de seins ou de fesses. Mais en échange d’un clic, d’un cœur, d’un pouce levé, on montrait ses enfants, sa famille, on racontait sa vie. Chacun était devenu l’admirateur de sa propre exhibition, et celle-ci était devenue un élément indispensable à la réalisation de soi… »
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Une histoire glaçante, une histoire qui est ou pourrait être vraie.
L’évolution d’un monde où des gens ne vivent plus que par
téléphones interposés, réseaux sociaux, addictions, surconsommation,
un monde qui se raconte des histoires, plonge dans la folie,
un monde où l’humain a trébuché…
Ce roman parle de la quête de reconnaissance, de l’argent qui coule à profusion,
de ces parents délirants qui gavent leurs progénitures
de produits en tous genres, de malbouffe
et qui signent des pactes avec des compagnies douteuses.
Les dégâts psychologiques qui s’ensuivent sont considérables.
C’est une histoire très forte, admirablement écrite et construite,
elle nous interroge sur les chemins empruntés par notre société,
sur ces adultes qui ne pensent plus à protéger leurs enfants,
à leur transmettre des valeurs universelles,
une histoire terrible d’une cruelle actualité.
L’art, le grand art de Delphine de Vigan est encore présent,
souhaitons que l’humanité se réveille, s’élève et se lève !
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Extraits de : « Les enfants sont rois » 2021 Delphine de Vigan.
Illustrations : 1/ « Charité » Abbott Handerson Thayer 1849-1921 2/ « La ville » Mikalojus Konstantinas Ciurlionis 1875-1911.
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Ouvrir l’œil de la vigilance…
BVJ – Plumes d’Anges.