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« … Tu collais aux parois du présent, peur d’être en retard sur ce qui se passe. Tu ne sais plus choisir. Tu veux. Tu veux tout. Toujours plus. Même les choses s’affolent d’être tellement appelées. Ces caillots de voitures dans nos villes. Ces objets rapaces, bouchant l’horizon. La matière que l’on traite en nouveau riche, qu’on triture, amalgame, émiette, juxtapose sans chercher ce qui l’articule, ce qui la lie. Ce qui t’articule, ce qui te lie. Tu veux, tout, trop, embrasser, prendre. Ah ! ouvrir les mains, les ouvrir !… Ce qu’on aime ne se possède pas. L’avenir ne se possède pas, il se détache, plus loin, plus libre. Garder, garder le souffle, l’écho, à travers tout, cette chaleur… Des mégalopoles dévoreront nos rives. Nous serons six milliards et demi d’habitants en l’an 2000, le double d’à présent. Garder, garder cela, la voix de l’autre, la vague, la pulsion… Trente cinq penseurs, professionnels du futur, sont réunis à Tappan Zee, c’est le « Think Tank« , réservoir à réflexion. Qu’ils n’oublient pas ce qui nous fait vivre, et dont le nom est sans doute très simple. Qu’ils n’oublient pas cet instant, ce noyau, cette seconde où nous sommes là, vraiment là, entre mort et vie. Qu’ils n’oublient pas d’éveiller en l’homme-caméléon ce qui nous rejoint, apaise, accorde. Panoplie nucléaire, merveilles électroniques, effaceurs de mémoire qui supprimeront les souvenirs douloureux, moyenne de vie 90 ans, hibernation, surordinateur réglant notre existence, collectivités dévorant l’individu, contrôle, surveillance, téléphonie, matériaux résistant à toutes températures, transports à propulsion, cargos submersibles, navires containers, fusées transocéaniques, médicaments contrôlant nos humeurs, nos tendances politiques, métaphysiques, détermination du sexe des enfants, synthèse des aliments, pigmentation des Blancs, dépigmentation des Noirs, décèlement des intentions criminelles par la seule voix, entente des supergrands, guerres limitées, bâclées, laissées aux sous-développés… Maelström !… Où, comment tenir debout ? Corps encore étrangers à cette tornade, nous restons cramponnés au radeau d’hier. Se chercher d’abord un regard, un regard !… Ces jours-ci, je n’ai pas eu besoin de mes yeux, Ben me prêtait les siens…
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… Tout à l’heure, il le dira à Jeph. Il lui communiquera tout cela : la terre et ses tendresses, la mer qui n’en finit pas… Malgré le peu de mots à sa disposition, il faudra que Simm dise : le sel, l’air, l’arbre, le vent, le bleu, l’eau qui porte. Malgré le peu de mots, malgré l’épaisseur qui les sépare ; il faudra qu’il trouve comment traduire tout cela. Le goût des choses, de l’instant. Il faudra qu’il parle, qu’il parle encore, jusqu’à la trouée béante, jusqu’à ce que l’emmuré surgisse, et tienne de nouveau debout sur ses deux jambes. Il faudra, à neuf, lavé, débarrassé d’écorces, faire naître en mots, sur la langue : ce sel, cette vie, ce partout…
– Je saurai tout dire. Je saurai à présent. Je saurai !… «
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Simm et son chien Bic traverse un village du sud au petit matin. Simm rencontre des amis et confie à l’un d’eux sa lassitude, il s’ennuie dans ce monde. À la sortie du village, la fenêtre d’un hôtel s’ouvre, un jeune homme apparait, s’étire et admire le paysage. Son regard est neuf, vivant, dans son œil brille avec ferveur une petite flamme. Il prononce quelques mots bienveillants, Simm se sent comme illuminé par une énergie de jeunesse.
Tout à coup une immense secousse… et tout s’écroule.
La vie de Simm ne peut plus être la même, il est comme habité par le souffle du jeune homme, il le sent sous les décombres, il persuade les autorités d’entreprendre des recherches à un endroit précis… Le temps passe, Simm veille jour et nuit, réussit à établir un contact avec la victime, il devient Jeph qui parle à Ben, les secours sont lents, ils abandonnent, Simm les rappelle… Vous découvrirez la suite…
Ce souffle porte le lecteur jusqu’à la dernière page, l’émotion est grande. C’est une magnifique histoire qui nous interroge, elle nous parle de la solitude du grand age, de ce brin de jeunesse toujours présent au fond de soi qui aimerait vibrer et s’exprimer encore, de cette fin de vie qui retient l’essentiel et n’a plus besoin des honneurs et de la reconnaissance, il lui faut simplement se sentir en lien, dans le courant, dans le flot de la vie.
Il faut cesser de s’égarer et retrouver le fil de notre humanité, l’épreuve est peut-être là pour nous le faire comprendre, à nous d’ouvrir nos yeux et nos cœurs..
C’est un texte puissant, un riche échange entre deux hommes, sous la plume d’Andrée Chédid qui était vraiment une grande dame !!!
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Extrait de : « L’autre » Andrée Chédid 1920-2011.
Illustrations : 1/« Côte italienne » Thomas Fearley 1802-1842 2/« Figuiers de Barbarie près de Taormine » Peter-Severin Kroyer 1851-1909.
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Goûter au sel de la vie…
BVJ – Plumes d’Anges.