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» Il arrive que nos yeux voient ce qu’ils ne devraient pas voir. Un instant de fatigue, et notre vue se brouille. Mais se brouille-t-elle vraiment ? Si nous le croyons, c’est que ce que nous voyons nous déconcerte…
… Quand notre vision se dérègle, qu’elle a perdu ses habituels points de repère, nous prenons ce que voient nos yeux pour un chaos. Néanmoins, si nous le regardons plus attentivement, il se révèle organisé, voire organique, finement mais rigoureusement structuré, comparable à ce que nous percevons à l’envers de nos paupières lorsque nous les fermons au soleil, et aussi à ce qui apparaît lors du développement d’une pellicule photographique, quand on a oublié de « mettre au point » l’objectif, images déconcertantes qu’un photographe avisé se garde de détruire, car il considère ces vues fortuites comme plus instructives que celles qu’il voulait capter.
Le processus ordinaire de la vision, cette « mise au point » qui se produit automatiquement, on l’appelle « accommodation ». Cela est tout dire, dénonçant l’artifice inconscient qui consiste à accommoder les choses à notre perception, afin de les rendre plus facilement assimilables par notre esprit limité et conditionné.
Mais que se passerait-il si nous n’accommodions plus ? Si, passant outre les exigences tyranniques de notre esprit, nous cessions de vouloir adapter le monde à nous-mêmes et décidions de nous adapter à lui. Que se passerait-il en vérité ?
Serions-nous livré aux caprices du hasard ? Mais celui-ci a-t-il une existence propre ? N’est-ce pas seulement un postulat qui ne se vérifie que par suite de notre négligence ? Ce que nous appelons hasard pourrait bien n’être qu’un rendez-vous manqué, une rencontre prévue qui finalement n’a pas eu lieu. Et si tel évènement inopiné, le brusque rapprochement de ce que nous tenions pour éloigné, pour opposé, si cette soudaine convergence, cette coalescence, ce précipité était en définitive une chance que nous avons laissée échapper ?
Où se situe la frontière entre significatif et insignifiant, entre visible et invisible, entre réel et irréel, qui pourrait en décider en toute sûreté, qui serait en droit de le faire ?
Notre corps, nos sens en savent bien plus que notre esprit qui trie et élimine, triture, malaxe et façonne à son gré ce que les sens lui communiquent, nous présentant un amalgame qu’il entend nous faire prendre pour la seule réalité, ce que nous ne manquons pas d’accepter parce que cette opération frauduleuse nous dispense de toute recherche, de tout questionnement, lesquels seraient nécessairement interminables et incertains, écarte le vertige qui nous saisit devant ce gouffre sans fond au bord duquel nous risquions de trébucher.
Mais si, courageusement, nous refusions d’être dupes plus longtemps, si nous cessions de choisir, donc de rejeter, serions-nous perdus ou sauvés ? »
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Extrait de : « Le bonheur-du-jour » Jeudi 19 Avril Jacques Brosse 1922-2008.
Tableaux : 1/ »Livia da Porto Thiene et sa fille » Paolo Veronese 1528-1588 2/ »Sainte Lucie » Domenico Beccafumi 1484-1551.
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Ouvrir les yeux sans juger…
BVJ – Plumes d’Anges.