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« … Elle était douée pour le bonheur, elle avait un sens de l’humour délicieux, ce qui l’aidait à sentir le sel de certains évènements quotidiens, et l’on entendait alors son rire frais, vivifiant. Mais en même temps elle avait des moments de sérieux inexplicables, qui arrivaient soudain, comme un nuage poussé par un grand vent qui cache un moment le soleil, plongeant tout dans une ombre inquiétante avant qu’à nouveau tout s’éclaire ; son visage parfois devenait sombre, ses yeux regardaient au loin, vers un point que je ne voyais pas, le chagrin se répandait sur ses traits. J’en étais terrifié ; je l’attirais contre moi, la priais de me dire à quoi elle pensait. Elle se contentait de secouer la tête, me prenait par-dessous les bras, me serrait contre elle un instant, puis soudain, là encore, elle s’arrachait à ses pensées, m’embrassait très vite en souriant – et je retrouvais soleil, chaleur et lumière ; le guerre et la peur n’existaient plus, il n’y avait que l’amour, l’amour partout…
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… Je crains parfois qu’arrive un jour où je commencerai d’oublier les détails. Cette idée me terrifie. Je veux garder en mémoire à jamais tout ce qui s’est passé entre nous, l’instant le plus infime – toutes les fois où elle m’a dit « je t’aime », toutes les fois où elle m’a touché de cette façon qu’elle seule, d’instinct, connaissait. Me souvenir à jamais de sa voix quand elle chuchotait, le contact de ses lèvres, l’odeur de son corps. Me souvenir non seulement de ce qui fut dit, mais de tous nos silences. Les gens meurent seulement quand nous les oublions. Gioconda doit rester vivante aussi longtemps que je vivrai – et plus longtemps que moi. Vivante ainsi que je l’ai connue, s’épanouissant sous mes regards, mes caresses, mes baisers… »
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Nikos Kokantsis, l’écrivain narrateur, a été lumineusement marqué dans le fond de son âme par son premier amour, en pleine seconde guerre mondiale, il avait une quinzaine d’années.
Nikos vit à Thessalonique, dans une maison comme il y en avait tant dans cette ville avant son bétonnage. La maison voisine – séparée de la sienne par une étendue laissée à l’état sauvage – est habitée par une joyeuse famille juive.
Gioconda, l’une des filles, et Nikos se « rencontrent », c’est une vraie rencontre à l’adolescence, cet age de l’entre-deux, où l’on quitte un monde pour en explorer timidement un autre. Ils se cherchent, se recherchent, se manquent l’un à l’autre, ils sont forts et fragiles, envahis d’émotions, lui fébrile amoureux, par instant jaloux et elle, déterminée, patiente et sage. Mais aucune précipitation, ils savourent ensemble le présent qui leur est offert, se découvrent doucement, lentement, sentent les changements qui s’opèrent dans leur être et les accueillent, et découvrent le désir puis le plaisir. C’est l’histoire d’un amour totalement pur qui va être confronté à un évènement tragique, celui de cette guerre et de la déportation…
Nikos Kokantsis raconte sa propre histoire, cet amour qu’il veut honorer et immortaliser à jamais. Il est habité par Gioconda, par son esprit, par son corps et en remercie la vie.
Les souvenirs décrits sont d’une grande sensualité, c’est une lecture émouvante, riche en humanité ; aujourd’hui, grâce à ce livre, leur amour continue son chemin dans le monde…
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Extraits de : « Gioconda » Nikos Kokantzis 1927-2009.
Illustrations : 1/ »Jeune femme dans un champs » 2/ »Les amoureux » Henri-Jean Guillaume Martin 1860-1943.
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Entretenir les souvenirs amoureux…
BVJ – Plumes d’Anges.