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« … Quand je vais rendre visite à Michka, j’observe les résidentes. Les très très vieilles, les moyennement vieilles, les pas si vieilles, et parfois j’ai envie de leur demander : est-ce que quelqu’un vous caresse encore ? Est-ce que quelqu’un vous prend dans ses bras ? Depuis combien de temps une autre peau n’est pas entrée en contact avec la vôtre ? (…)
Quand Michk’ s’avance vers moi de son pas chancelant, mal équilibré, j’aimerais la serrer contre moi, lui insuffler quelque chose de ma force, de mon énergie…
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… En quelques semaines, son élocution est devenue plus lente, plus sinueuse, elle s’arrête parfois au milieu des phrases, complètement perdue ou bien elle renonce au mot manquant et passe directement au suivant. J’apprends à suivre le chemin de sa pensée.
Je suis vaincu. Je le sais. Je connais ce point de bascule. J’en ignore la cause mais j’en mesure les effets. La bataille est perdue.
Mais je ne dois pas lâcher. Surtout pas. Sinon ce sera pire encore. La chute libre.
Il faut lutter. Mot à mot. Pied à pied. Ne rien céder. Pas une syllabe, pas une consonne. Sans le langage, que reste-t-il ?…
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… Le silence s’installe entre nous.
Je pourrais proposer un jeu, ou bien sortir l’ordinateur portable de mon sac pour lui montrer quelques images ou lui faire écouter de la musique. Des chansons de variété, de l’époque où elle était jeune fille. Cela fonctionne très bien pour stimuler les souvenirs. Les résidents aiment beaucoup ça.
Mais je me tais.
Parfois il faut assumer le vide laissé par la perte.
Renoncer à faire diversion. Accepter qu’il n’y a plus rien à dire.
Me tenir assis, près d’elle.
Lui prendre la main…
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– C’est vrai, c’est pénible à la fin. On croit qu’on a toujours le temps de dire les choses, et puis soudain c’est trop tard. On croit qu’il suffit de montrer, de gesticuler, mais ce n’est pas vrai, il faut dire. Dire, ce mot que vous aimez tant. Ça compte, les mots, ce n’est pas à vous que je vais l’apprendre… »
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Une personne au crépuscule de son existence, pauvre funambule sur le fil de la vie quand les yeux du cœur regardent avenir et passé en même temps, doit se « dépouiller » de tout, même les mots s’échappent.
Il ne reste que l’essentiel, là, un point de l’enfance resté en suspend sans avoir pu l’éclaircir ni l’éclairer pour simplement dire merci…
Encore une très belle lecture dans laquelle l’émotion s’amplifie au fil des pages,
l’histoire parle à chacun de nous,
on sourit, on verse des larmes,
on adresse un vrai merci à cette auteure, une fois encore !
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Extraits de : « Les gratitudes« 2019 Delphine de Vigan.
Illustrations : 1/et 3/« Alphabet d’ornement » 1830 Gabriele de Sanctis 2/ »Coquelicots et marguerites » Odilon Redon 1840-1916.
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Dire tant qu’il est encore temps…
BVJ – Plumes d’Anges.