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« … Percevoir le passage du temps.
Percevoir que ce fleuve qui s’écoule en nous – que ce fleuve dans lequel nous nous écoulons – ne bat pas au rythme d’un métronome, ne bat pas au rythme d’un chronomètre, d’une horloge, mais émerge sans cesse au rythme de notre vie intérieure.
Ce que nous appelons notre conscience du présent, de l’instant présent, est une oscillation permanente entre mémoire et anticipation, entre souvenirs et désirs, entre nostalgie et attente. En fonction de nos souvenirs, de nos émotions, de nos espoirs et de nos craintes, en fonction de ce que nous avons déchiffré et compris du passé, et de ce que nous imaginons de l’avenir…
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… Quand tout apparemment se tait en nous, quelque chose pourtant continue à parler dans le silence, quelque chose continue à aller son chemin en nous.
Pendant les moments où nous rêvons.
Et pendant les périodes où nous ne rêvons pas.
Quand il nous semble que nos activités mentales s’interrompent, se suspendent, et que tout s’est éteint en nous, que nous ne nous souvenons de rien, cette mer intérieure continue pourtant à nous animer, et à nous emporter dans un voyage, jusqu’au réveil.
« Mon âme est un orchestre caché », dit Fernando Pessoa…
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… Nous sommes faits de mémoire.
De l’empreinte qui demeure en nous de ce qui a disparu.
Et une partie de cette empreinte remonte à la nuit des temps.
Il y a plus d’un siècle et demi, la révolution darwinienne nous a révélé que nous partageons avec l’ensemble du monde vivant une généalogie commune. Et ce qui nous sépare des autres espèces vivantes, ce sont des degrés d’éloignement sur le thème de la parenté.
Nous sommes des parents des oiseaux et des arbres, des papillons et des fleurs. Et pour comprendre l’extraordinaire diversité des êtres vivants qui nous entourent, et la place que nous occupons dans cette immense diversité, il nous faut plonger dans un lointain passé disparu, le reconstituer, le faire ré-émerger, le réinventer.
Nous portons en nous, dans notre corps, d’innombrables traces de l’immense succession des ancêtres qui nous ont donné naissance. Et certaines de ces traces, nous les partageons avec tous les êtres vivants qui nous entourent aujourd’hui.
Mais cette mémoire ancienne est aussi la mémoire des innombrables empreintes qu’ont inscrites en nous les métamorphoses qui nous ont peu à peu éloignés de nos ancêtres, et de tous les autres membres, proches ou lointains, de cette grande famille du vivant à laquelle nous appartenons.
Depuis nos origines, il y a trois milliards et demi à quatre milliards d’années, l’univers vivant n’a cessé de se transformer. De se réinventer. Sous des formes toujours nouvelles.
Et la merveilleuse histoire du très long voyage du vivant à travers le temps est une histoire faite à la fois d’innombrables extinctions, et d’innombrables naissances, d’innombrables variations faisant continuellement émerger, à partir de ce qui précède, la nouveauté et la diversité.
Une histoire faite de retours aux origines et de départs vers l’inconnu.
De fidélité et de séparation.
De continuité et de discontinuités.
De conservation et de ruptures.
De mémoire et d’oubli…
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… Nous sommes faits de l’empreinte de ce qui a disparu. De ceux qui ont disparu.
De la présence de l’absence. De ce qui demeure en nous de tous ceux qui nous ont fait naître.
Tout sourire d’enfant est d’abord un écho au sourire d’une mère. Toute main tendue vers l’autre, tout geste de tendresse, toute consolation sont d’abord un écho à une main tendue, un geste de tendresse, un consolation que nous avons reçus. D’une personne qui l’avait elle-même reçu, et rendu à un autre, à une autre, qui ne lui avait encore rien donné.
La langue que nous parlons, le nom que nous portons, notre histoire familiale et collective, notre culture, presque tout ce que nous croyons connaître du monde et de nous-mêmes, nous a été transmis, mémoire des vivants et des morts que nous avons faites nôtre et que nous partageons sans l’avoir vécue. (…) Et dans différents endroits du monde, et à différentes périodes, naissent et renaissent des conflits de mémoire, des mémoires tronquées, blessées, ou des formes d’amnésie collective, surtout quand la mémoire collective a une dimension morale et concerne des traumatismes, des injustices, des crimes… (…) Combien y-a-t-il de ces mémoires collectives construites sur la dépossession, la transformation, l’effacement de la mémoire des autres ?
Sur la justification ou l’oubli de la violence faite aux autres. (…) Et si nous voulons apaiser ces blessures, il nous faut sans cesse reconstruire une mémoire nouvelle, vivante, ouverte, toujours recommencée, qui donne sa place à ceux que nous appelons les autres – qui ne les exclut pas, qui ne les instrumentalise pas, qui ne les efface pas.
Il nous faut sans cesse écouter, dialoguer – car comment savoir ce qui demeure de souffrance dans les mémoires, sans écouter, sans dialoguer ?
Revisiter le passé pour le redécouvrir et le réinventer.
Alors seulement, nous pourrons faire naître une véritable mémoire commune, qui nous inclut et nous dépasse – la mémoire de notre commune humanité… »
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Extraits de : « Sur les épaules de Darwin – Tome 1 – Les battements du temps » 2012 Jean-Claude Ameisen.
Illustrations : 1/« Thalie, muse de la Comédie » et 4/« Polymnie, muse de la Poésie lyrique » Giovanni Baglione 1566-1643 2/« Chutes de Yosemite » et 3/« Mont Cervin » Albert Bierstadt 1830-1902.
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Transformer les chants de guerre en champs de paix…
BVJ – Plumes d’Anges.