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« … Père – Le premier examen qu’Isor a passé à l’hôpital, c’était pour un trouble de l’attention. J’y étais allé seul, Maude n’avait pu déplacer sa garde. Je n’oublierai jamais ce moment, les sourcils velus et arrogants du médecin, un jeune interne en psychiatrie. Docteur Jard – fier comme un coq. Pour lui, tout était clair. Isor avait effectivement des difficultés à se concentrer, c’était tout. Il avait passé trente minutes avec elle mais ça y est, il la connaissait mieux que nous, avait tout compris et me démontrait l’infinie supériorité de son expertise par une chiée de mots savants appris d’hier. J’avais beau lui parler des colères, des retards de langage, des regards déconcertants (ceux d’une adulte mélancolique, pire que cela, ceux des statues de grands hommes qui sondent l’Avenir, le Progrès ou l’Âme humaine), il ne m’écoutait pas, et son visage dur était figé dans une expression dédaigneuse.
Au moment de nous raccompagner à la porte, avec une politesse excessive et trop empressée pour être sincère, il jeta un dernier regard vers Isor. Elle était dans un coin depuis le début de notre entretien. Elle se tenait en face d’une bonne centaine de crayons alignés par taille et par teinte, selon un ordre allant du jaune au bleu. Elle nous faisait dos, mais on pouvait deviner à son immobilité qu’elle était parfaitement sereine. Ce ne pouvait être qu’elle qui avait fait cela, car, à notre entrée, les crayons gisaient tous en un tas informe.
L’interne s’est rassis à son bureau où il eut un moment d’absence. Puis il a simplement lâché : « C’est peut-être un peu plus compliqué que cela. »…
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… Mère – Quand Isor fait la sieste, son visage est si doux que j’ai pris l’habitude, parfois, de m’asseoir à côté d’elle.
Elle a la peau très fine et très blanche, encore plus que moi. C’est presqu’ une feuille de soie, un paravent chinois sur lequel affleurent et peuvent se lire ses moindres humeurs. Elles lui montent à la peau, elles la maquillent. À l’instar des mouches que les courtisanes appliquaient à la cour des rois, les emplacements de ces taches sur le visage d’Isor ont tous une signification particulière. Si son nez est rouge, c’est qu’elle se réjouit. Si c’est les paupières, qu’elle a pleuré. Les joues, qu’elle est embarrassée. Quand vient le tour des tempes, c’est qu’elle est en colère. Et le front enfin, cela veut dire qu’elle est épuisée. Ces taches persistent parfois une bonne heure après que le sentiment est retombé. Cela me permet de savoir ce qu’elle a ressenti en mon absence.
Lorsqu’elle dort, on peut presque voir sur sa peau de lait les ombres de ses rêves qui passent. C’est pour cette raison que je reste près d’elle ; et alors j’imagine tout ce à quoi elle pense…
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… (Lucien) – Et puis, un jour, tu es arrivée alors que je venais de lancer Les Quatre Saisons. C’était la fin du Printemps, les violons étaient déchaînés et tu as poussé un cri. Tu étais soufflée, terrifiée. Un sanglot montait en toi, je le voyais aux hoquets qui faisaient vibrer tes épaules. Comme quelqu’un qui viendrait de découvrir son reflet dans un miroir et serait bouleversée par sa propre image. Tu ne voulais pas que j’éteigne, tu te débattais. Tu as écouté le morceau jusqu’à la fin dans un état d’urgence, presque de survie. Il y eut un large silence. J’étais tétanisé à l’idée de t’avoir fait de la peine. Tu m’as regardé, en pleine catastrophe. Tu as pointé une dizaine de CD sur les étagères. Tu voulais les entendre. Tous. Nous n’avons fait que cela de l’après-midi. Et toute la semaine qui suivit. Tu voulais tout entendre. Avide. Tu aurais voulu être le compositeur, et puis l’instrument, et puis l’auditeur, et puis la musique elle-même. Tu écoutais comme on regarde un portrait de soi, fait par un inconnu. Avec sidération. Avec harmonie. La solitude enfin anéantie.
Avons-nous jamais été à ce point ensemble ?
J’admire tellement et je t’envie cette intelligence que tu as, une intelligence toute émotionnelle, toute corporelle. Moi aussi la musique me touche, me bouleverse même parfois, mais entre elle et moi, il y aura indéfectiblement cette médiation de l’intellect. Toi, tu accèdes aux vérités – de la musique comme du reste – avec un instinct quasi physiologique. Chez toi c’est le corps qui pense, il ne se trompe jamais… »
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C’est l’histoire d’Isor.
Maude et Camillo, ses parents, sont désarmés face à leur petite fille qu’ils sentent différente, ils sont démunis face au monde qui porte sur eux des jugements parfois implacables. Ils s’isolent, s’organisent, observent, créent des petits bonheurs et imaginent d’éphémères possibles.
Un jour, un évènement (l’explosion de leur chaudière) fait qu’ils demandent à un voisin septuagénaire, Lucien, de s’occuper d’Isor le temps de la réparation par un homme de l’art. Entre Isor et Lucien, c’est une rencontre d’âmes, une rencontre de « faille à faille »… Isor est vaste, elle saisit tout, capte le monde, désire vivre en grand, aller au bout des choses. Son énergie sculpte l’histoire et tout va crescendo.
C’est un lumineux premier roman, plein d’amour et de beauté, c’est une mise au monde dans une langue originale et poétique,
c’est un conte, une pièce de musique qui nous emporte haut…
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Extraits de : « La Colère et l’Envie » 2023 Alice Renard.
Illustrations : 1/ « Lever de soleil sur l’île de Bornholm » Claus Johansen 1877-1943 2/ « Sommet de l’Etna » Edward Peithner von Lichtenfels 1833-1913.
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Naître à soi-même…
BVJ – Plumes d’Anges.