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« … « Il m’a fait traverser les montagnes dans le noir, avec une boussole dans la tête et pas dans la main. Il nous a traités en êtres humains et pas en troupeau à tondre. . Il nous a rendu notre argent, il s’est retourné et il est parti très vite en se bouchant les oreilles pour nous faire comprendre qu’il n’avait pas besoin de remerciements. Nous sommes restés bouche et mains ouvertes, certains étaient touchés aux larmes. J’écris ces pages par gratitude. »…
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… Quelqu’un me dit à voix basse qu’il a aidé lui aussi un réfugié. Il prend un air de conspirateur, conscient de commettre une transgression. C’est peut-être comme ça dans la plaine, ici on fait autrement. Il les appelle des réfugiés. Pour moi, ce sont des voyageurs d’infortune qui en ont trop eu à la fois. Ils tentent de s’en débarasser avec le voyage. L’infortune est une gale à gratter. Nombre d’entre eux ne parviennent pas à s’en défaire, elle pèse lourd sur leur dos, elle les écrase…
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… « C’est la première fois que tu éprouves cette miséricorde ? »
Je la découvre devant ce crucifié nu.
« Jamais avant pour un vrai corps ? »
Pas de façon aussi forte : il existe des livres qui font ressentir un amour plus intense que celui qu’on a connu, un courage plus grand que celui dont on a fait preuve. C’est l’effet que doit produire l’art : il dépasse l’expérience personnelle, il fait atteindre des limites inconnues au corps, aux nerfs, au sang. Devant ce moribond nu, mes entrailles se sont émues. Je sens un vide dans ma poitrine, une tendresse confuse, un spasme de compassion. J’ai mis la main sur ses pieds pour les réchauffer…
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… Il sort un petit bloc d’albâtre d’un bout de tissu, prélevé dans une carrière utilisée uniquement pour les sculptures. Il a des veines de moutarde, c’est du travertin d’Acquasanta, pour être précis. Il ne veut pas être payé. L’usage est sacré et sa religion prescrit les offrandes.
Il existe une économie de la gratuité, quelque chose en échange de rien, mais comme symbole de beaucoup. J’accepte, c’est un bloc rare. (…)
Il me dit que je suis tenu de faire un chef d’œuvre. Comment le puis-je, je ne suis ni brillant ni génial.
« Qui crois-tu être si tu n’es ni brillant ni génial ? Nous sommes tous les enfants de la divinité. Jouer le rôle des incapables ne rend pas justice à notre créateur. Ce n’est pas bien de nous rabaisser, pour ne pas déranger ceux qui nous entourent. Nous sommes conçus pour briller comme le font les enfants. Nous devons afficher avec gratitude les dons reçus. Quand tu es brillant et génial, tu encourages les autres à l’être eux aussi. »… »
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Extraits de : « La nature exposée » 2017 Erri De Luca.
Illustrations : 1/« Marmolata dans les Dolomites » Edward Théodore Compton 1849-1921 2/« Christ crucifié » (détail) Diego Velasquez 1599-1660.
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Sculpter notre âme…
BVJ – Plumes d’Anges.