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« … « – Je vous écoute, Herr Bach.
– Je souhaiterais que le Consistoire, que vous représentez, m’accorde un congé. »
Scheiße ! Tout cela avait si bien commencé !
« – Un congé ? Pour quelle raison ?
– Je désire plus que tout au monde rencontrer Dietrich Buxtehude. »
Et il ajouta presque aussitôt :
« – Et entendre, un jour, un soir, une heure dans ma vie, une Abendmusik. ».
Il y eut un silence. Braunecker trouvait fort ennuyeux que la paroisse perdît pour quelque temps le fils d’Ambrosius. Il faudrait chercher un remplaçant, s’assurer de sa valeur, signer un contrat, faire des démarches, agir…
« – Pour quelle raison ? »
Bach demeura interdit. Pour toute réponse, il tira de son pardessus la liasse visiblement éprouvée et la soumit à l’examen de Braunecker. Celui-ci n’eut pas besoin de binocles pour reconnaître la partition, la fameuse…
« – Que vous sert de rencontrer Herr Buxtehude ? Qu’est-ce que cela change au fond ? Ça ne vous suffit pas, ça ?
– Herr Braunecker, sauf votre respect, si un ange venait vous annoncer que le Christ est à dix lieues de votre maison, resteriez-vous là, à béatement contempler le messager, ou bien daigneriez-vous parcourir dix lieues pour entendre le Messie ?
– Vous allez un peu loin, Sebastian. Ou bien vous blasphémez, ce que je ne me permettrais pas de penser, au nom de l’amitié qui me liait jadis à votre défunt père ; ou bien vous divaguez. Car enfin, Sebastian, si un ange venait m’annoncer pareille nouvelle, je n’aurais bien qu’une seule chose à faire : me réveiller !
– Voilà tout ce qui nous oppose, Herr Braunecker : vous ne croyez pas aux miracles, et moi, je vous affirme que les miracles existent. Cette partition est miracle et preuve des miracles. Par elle, je crois au miracle et à la vérité.
– La vérité ! Entre ces notes et ces accords, vous lisez la vérité ?
– Je l’y vois plus nettement que je ne vois le rouge et l’or dont cette pièce est parée…
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… Mais qu’est-ce donc que de voir une partition et de ne la pouvoir lire ? Quels signes voit-on ? Quels signes ne voit-on pas ? Comment pareille langue – pareille merveille – peut-elle sonner creux ? Bach ne pouvait oublier. Poser ses yeux sur ce fourmillement noir, c’était l’entendre.
Mystère. Mystère de part et d’autre. Mystère de la croche pour celui qui n’y voit qu’un gros chou bien fait de chocolat noir surmonté d’un panache un peu frivole. Mystère de ce mystère pour celui qui le joue et la sert.
Mystère du son immaculé et sans nom qui sort de la viole au premier rang. Mystère de ce mystère pour celui qui entend, clairement, distinctement, que la viole a sorti un fa, très juste… »
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Johann Sebastian Bach est bouleversé, ébloui par une partition musicale,
elle vient à lui d’une façon un peu étrange, devient une obsession.
Il réfléchit, lutte contre des démons intérieurs mais rien n’y a fait,
il entend l’absolue nécessité de prendre la route
vers le « Membra Jesu nostri… » et son créateur, Dietrich Buxtehude.
La marche en plein cœur de l’hiver s’avère longue et difficile,
il lui faut affronter des « épreuves », elles n’entament pas sa volonté,
il est porté par sa vision, il est léger…
Quand la destinée apparait, elle attire inexorablement notre Être tout entier,
nous devenons enfin qui nous sommes vraiment.
C’est un très beau texte, l’émotion artistique est là, immense,
l’art serait-il le chemin ?
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J’ai repensé à « Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants » de Mathias Enard
et à « Le Maître de la Tour-du-Pin » de Jan Laurens Siesling,
deux autres bijoux dont la lecture illumine notre âme.
En ces temps un peu frais et frileux, c’est un doux baume,
une invitation à écouter le chant des hautes sphères.
Merci à Dominique qui en avait parlé ICI
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Extraits de : « Laisse aller ton serviteur » 2020 Simon Berger.
Illustrations : 1/ »Le concert des Anges« – détail – Mathias Grünewald XVIème 2/ »Cité de Lübeck » reproduction du XIXème d’une oeuvre d’Elias Diebel XVIème.
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Accueillir sa destinée…
BVJ – Plumes d’Anges.