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« … – Le réel est en toi. Le réel est en toutes choses. Au dedans. Comme un ciel intérieur. Immense et pur. Le réel est le secret au cœur de toutes choses.
– Ce secret, nous ne pourrions le dire. Aucun de nos mots ne pourraient le contenir. Comment dire l’infini d’une seule présence ? Comment dire sa lumière ?
– Ce secret, il est la vie même. Comment pourrais-tu dire ce qui est la source même de ton souffle ?
– Nous l’avons oublié. Nous avons voulu l’effacer de notre conscience. De toutes nos forces nous l’avons fui. Mais, jusqu’en cet état même où nous avons trouvé refuge, demeure le souvenir de ce qui fut perdu…
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… – Que diras-tu du sommeil, que diras-tu de l’absence, en ce jour de venue ? Que diras-tu de tous ces mots du songe, en ce jour premier d’après le monde ?
– La nuit est en flammes, la parole incandescente, l’abîme n’a plus de bord : qui seras-tu en ce premier matin, lorsque parlera sur ton front la dernière rosée ? Quoi d’autre que le souffle et la voix et le chant de cette venue, de cette naissance ?
– Un peu de ce très pur cristal d’un frais matin d’avril, quand le sommeil des neiges est rompu et la neige n’est plus qu’eau ruisselante, et l’eau n’est plus que lumière, et la lumière n’est plus que chant.
– Que sera ta naissance en ce premier matin : tes mots, tes yeux fermés d’ici ne peuvent le dire. Ton cœur somnolent, comment pourrait-il le pressentir sinon en ces instants fugitifs, en ces instants d’éveil, quand déjà t’a saisi, déjà t’a étreint, dans la violence et la douceur de la naissance – de ta naissance -, dans la souffrance et l’élan de l’unique naissance, le réel…
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… – Nous rêvons. Et dans notre rêve nous croyons voir. Et nous voyons en effet, et tout nous est bien visible. Mais rien de ce que nous voyons n’est réel.
– Depuis bien des années la vue du monde nous a dérobé la vision de réel.
– Nous voyons les choses comme en songe, et ne connaissons rien d’elles.
– Quand nous éveillerons-nous ? Quand cesserons-nous de nous laisser aveugler par les images ?
– Quand aurons-nous enfin la vision irradiante de l’aube ?…
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… – Nous sommes trop las. Notre conscience comme éteinte. Notre désir comme mort déjà.
– Notre cœur trop étouffé, notre voix trop assourdie.
– Où donc est notre joie, notre espérance ? Où donc l’appel, où donc la flamme qui brûle, qui illumine ?…
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… – Notre conscience, nous l’avons forcée, dressée. Marquée comme une marchandise. Notre conscience, nous l’avons négociée. Pour vivre, – survivre.
– Mais qui vit, maintenant que totalement nous nous sommes vendus ? Maintenant que, pour quelques deniers, sans réserve, nous nous sommes engagés au monde ?
– Qui nous éveillera d’un sommeil si profond ?
– Quelle ébauche d’un chant, quelle urgence d’un matin ?
– Et, peut-être, le simple pépiement d’un oiseau, invisible, sur la cime des pins…
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… – Nuit contre nuit.
– Et à chaque instant la fragile ligne de crête où tu avances. L’étroit sentier que tu traces. Voir, entendre, sentir.
– À chaque instant le fil tendu au milieu de la nuit. Où tu vas, funambule, et chacun de tes pas crée l’instant.
– À chaque instant, comme une image de nulle épaisseur, sans vie. Et tu marches, ébloui, et chacun de tes instants est la création du monde… »
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Extraits de : « Naissance de l’invisible » 1977 Gérard Pfister.
Illustrations : 1/« Homme drapé assis » Raffaello Sanzio 1483-1520 2/« Etude d’arbre » Johann Caspar Nepomuk Scheuren 1810-1887 3/« Trompe l’oeil » Jan van Kessel 1626-1679.
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Se souvenir de qui nous sommes…
BVJ – Plumes d’Anges.