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« … Il y a une vingtaine d’années donc, je voyageais dans la forêt du Darién panaméen, non loin de la frontière avec la Colombie, près des sources d’un fleuve appelé Tuira, et j’ai fait connaissance avec un peuple indien qui m’a enseigné quelque chose qu’aucun livre, aucune philosophie n’aurait pu m’apprendre…
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… Les Waunanas… Ces hommes pratiquent un rite millénaire chargé de sens et d’émotion, qui concerne tous les hommes de la terre. Régulièrement, pour célébrer le dieu suprême Hewandama, créateur de la terre et des hommes, ils se réunissent, venus de tous les points de la forêt, hommes, femmes, enfants, vieillards. Ils teignent leur corps de noir, avec le suc du fruit kipar, la Genippa americana. Les hommes mettent des pagnes blancs, les femmes des jupes blanches, la couleur de leur dieu. Ils se réunissent autour d’une grande pirogue en bois de balsa, suspendue par des cordes à quatre poteaux de bois. Puis ils commencent à danser au son des flûtes de Pan et des tambours d’eau, girant lentement autour de la pirogue, hommes, femmes, enfants, vieillards, s’inclinant vers elle et frappant sa coque avec des bâtons de bois. Pendant des heures, jusqu’à la nuit, la clairière dans la forêt retentit de cette musique étrange, les chants monotones, les accents de la flûte, et les coups sourds sur la coque de la pirogue comme le rythme d’un tambour géant. Ils dansent et font leur musique à la manière d’une prière, pour que Hewandama n’anéantisse pas de nouveau la terre par le déluge. Ils savent que Hewandama est irrité par la méchanceté et l’impiété des hommes et que, comme autrefois, il peut à chaque instant décider d’en finir avec ses créatures, ouvrir les vannes du ciel et des fleuves pour anéantir l’univers tout entier. Au fond de la forêt, les Waunanas sont les seuls à connaître la menace qui plane sur le monde. Ils prient à leur manière, en dansant autour de la pirogue magique, seul souvenir du premier déluge, pour que Hewandama ne cède pas à la colère et épargne tous les vivants, animaux et hommes.

Il y a quelque chose de touchant, de troublant dans ce rite. Ce peuple, l’un des plus isolés et des plus démunis de la terre, cette poignée d’Indiens ignorés et dédaignés du monde moderne, vivant au cœur de la forêt, ignorant tout ce qui secoue et déchire la civilisation occidentale, ignorant les découvertes extraordinaires de la science, et aussi le mal total qui peut en résulter, ces hommes ont néanmoins reçu, comme une grâce divine, l’intuition de la destruction imminente du monde, et en même temps le pouvoir d’un exorcisme, l’idée d’un salut. Ils ont la volonté et la foi pour sauver tous les hommes, et pas seulement eux-mêmes. Ils font leur danse et leur prière, sans emphase, sans orgueil, simplement, comme ils vivent, car ils savent que s’ils ne le font pas, s’ils ne dansent pas autour de la pirogue magique pour prier Hewandama d’épargner le monde, qui d’autre le fera ?
Que peut un écrivain contre le nouveau déluge qui menace le monde actuel ? Que peut un homme, n’importe quel homme, contre la mort thermonucléaire que la science a su inventer pour mieux se détruire elle-même ? Que peut un homme, ici, dans les villes d’Europe ou d’ailleurs, pour tenter de sauver les matins du monde ? Mais peut-être qu’il peut, comme les Waunanas de la forêt, simplement danser et faire sa musique, c’est à dire parler, écrire, agir, pour tenter d’unir sa prière à ces hommes et ces femmes autour de la pirogue. Il peut le faire, et d’autres entendront sa musique, sa voix, sa prière, et se joindront à lui, écartant la menace, se libérant d’une destinée malfaisante.
Écrivons, dansons contre le nouveau déluge. »
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Extrait de : « La fête chantée » 1997 J.M.G. Le Clézio.
Illustrations : 1/« Loddigesia mirabilis – Planche 161 – Histoire naturelle des Colibris » John Gould 1804-1881 2/« Forêt au coucher du soleil » Albert Bierstadt 1830-1902 3/Carte du « Carte du Darien panaméen » extraite de « Une description de l’Isthme du Darien » 1699.
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Unir notre voix au chant de la Terre…
BVJ – Plumes d’Anges.