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« … Je ne mesure qu’aujourd’hui ce que la beauté du jour doit à la prescience de la nuit…
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… Elle prit ma main et la posa sur son coeur. Toujours aussi peu rembourré, toujours émouvant comme les collines de Toscane.
– Nous sommes jumeaux cosmiques. Ce que nous avons est unique, pourquoi le compliquer ? Je n’ai pas le moindre intérêt pour les choses auxquelles mène normalement cette conversation. Tu as vu l’air crétin de Vittorio quand Anna rentre dans la pièce ? Tu as vu les yeux qu’il ouvre quand elle tire sur les lacets de son décolleté ? La chose doit être agréable, bien-sûr, pour abêtir à ce point. Mais je ne veux pas devenir bête, justement. J’ai des choses à faire. Et toi aussi. Un grand destin nous attend. Tu sais pourquoi je t’ai présenté Bianca ?
– Pour mon anniversaire.
Elle se mit à rire. De cette façon unique et rare qu’elle avait de le faire, la tête renversée en arrière, les bras légèrement séparés du corps, comme si elle s’apprêtait à pousser un contre-ut.
– Non, Mimo. Je voulais te montrer qu’il n’y a pas de limites. Pas de haut ni de bas. Pas de grand ou de petit. Toute frontière est une invention. Qui comprend ça dérange forcément ceux qui les inventent, ces frontières, et encore plus ceux qui y croient, c’est-à-dire à peu près tout le monde. Je sais ce qu’on dit sur moi, au village. Je sais que ma propre famille me trouve étrange. Je m’en fiche. Tu sauras que tu es sur le bon chemin, Mimo, quand tout le monde te dira le contraire.
– Je préfèrerais plaire à tout le monde.
– Bien sûr. C’est pour ça qu’aujourd’hui tu n’es rien. Bon anniversaire…
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… Je dois tout à mon père, à notre côtoiement trop court sur cette boule de magma. On me soupçonna parfois d’indifférence, parce que je parlais peu de lui. On me reprocha de l’avoir oublié. Oublié ? Mon père vécut dans chacun de mes gestes. Jusqu’à ma dernière œuvre, jusqu’à mon dernier coup. Je lui dois ma hardiesse de ciseau. Il m’apprit à tenir compte de la position finale d’une œuvre, puisque ses proportions dépendaient du regard que l’on poserait sur elle, de face ou levé, et à quelle hauteur. Et la lumière. Michelangelo Buonarroti avait poncé sa Pietà à n’en plus finir pour accrocher le moindre éclat, sachant qu’elle serait exposée dans un lieu sombre. Enfin je dois à mon père l’un des meilleurs conseils que j’ai jamais reçus :
– Imagine ton œuvre terminée qui prend vie. Que va-t-elle faire ? Tu dois imaginer ce qui se passera dans la seconde qui suit le moment que tu figes, et le suggérer. Une sculpture est une annonciation…
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… De tous ceux qui virent ma Pietà, je crois qu’il fut le seul à comprendre. Le petit dévisageait l’œuvre, tête levée, bouche bée.
– C’est vous qui avez fait ça, monsieur ? demanda-t-il d’une voix craintive.
Il me rappelait moi autrefois – nous faisions d’ailleurs la même taille.
– Tu feras pareil un jour, lui promis-je.
– Oh, non, monsieur, je ne crois pas que j’en serai capable.
J’échangeais un regard avec Metti. Puis je mis mon ciseau dans la main du gamin.
– Écoute-moi bien. Sculpter, c’est très simple. C’est juste enlever des couches d’histoires, d’anecdotes, celles qui sont inutiles, jusqu’à atteindre l’histoire qui nous concerne tous, toi et moi et cette ville et le pays entier, l’histoire qu’on ne peut plus réduire sans l’endommager. Et c’est là qu’il faut arrêter de frapper. Tu comprends ?
– Non, monsieur.
– Pas « monsieur », corrigea Metti. Tu l’appelles « maître »…
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… Il faut avoir vu les peintures de Fra Angelico à la lueur des éclairs… »
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Michelangelo Vitaliani, dit Mimo, atteint d’achondroplasie, proche de son dernier souffle, vit depuis quarante ans au Monastère de la Sacra di San Michele, dans le Piémont. Dans les sous-sols de l’édifice est cachée sa dernière œuvre – son chef-d’œuvre ? – une Pietà, une étrange Pietà.
Il se souvient des mille facettes de sa vie : né en France, orphelin d’un père sculpteur, il est envoyé par sa mère à l’age de douze ans à Pietra Alba en Italie, chez un « cousin », Alberto, qui y possède un atelier de sculpture. Très vite cet homme s’avère minable, odieux et méchant, mais Mimo résiste et souffre en silence.
Lors d’un chantier dans la propriété d’une famille puissante – les Orsini – obsédée par l’argent et le pouvoir, il fait la connaissance de Viola dans des circonstances étonnantes. Viola a son age, c’est une jeune fille androgyne, dotée une mémoire fabuleuse, elle n’oublie rien, n’a peur de rien, rêve, ose, tente de tracer sa vie de femme libre et responsable. Elle est droite, inflexible dans ses idées et ses convictions murement réfléchies.
Elle va apporter l’esprit de curiosité, la connaissance, la magie et l’émerveillement à Mimo. Ces deux êtres issus de deux milieux que tout oppose, s’apprécient, s’admirent et se respectent. Leurs chemins vont traverser deux guerres, la montée du fascisme, les intrigues des pouvoir politique et religieux, les obstacles se dresseront, nombreux, ils s’éloigneront l’un de l’autre, se retrouveront, les épreuves seront à surmonter…
C’est un roman au rythme soutenu, Jean-Baptiste Andrea fait preuve d’une grande imagination tout en s’appuyant sur des réalités historiques. Ses personnages sont extrêmes, ils nous bousculent totalement, la beauté est souvent présente. J’ai particulièrement aimé les descriptions des sculptures de Mimo, ses idées personnelles sur ce qu’est l’art d’un vrai sculpteur, sa vision, son interprétation du monde, qui rejoint celle de Viola.
C’est un roman magnifique à la fin surprenante, il m’a tenue en haleine au fil de ses 580 pages…
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Extraits de : « Veiller sur elle » 2023 Jean-Baptiste Andrea.
Illustrations : 1/ « Annonciation » Couvent de San Marco – Fra Angelico 1395-1455 2/ « Villa florentine » William Merritt Chase 1849-1916.
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Sculpter sa vie…
BVJ – Plumes d’Anges.