Œil au guet…

22 mai 2023

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« … Souvent les enfants m’apportent ce qu’ils ont trouvé et qui respire et bouge et les captive, et celui-ci tenait devant lui ses deux mains fermées comme une boîte, soudain ouverte sur un rouge-gorge étourdi de froid ou de faim qu’il avait ramassé dans la neige.

Le lendemain, j’étais descendue au moulin acheter dix kilos de graines de tournesol et j’avais installé une mangeoire dans le rosier derrière la vitre de mon bureau, à hauteur de mon regard, et une autre en dessous, à même le sol. Et les oiseaux étaient arrivés…

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C’était un été paradoxal, de joie et de profonde mélancolie. L’été précédant, je m’en souvenais bien, le jour même où Le Monde titrait « La sixième extinction de masse est en cours », et annonçait la disparition des espèces, nous avions été visités par un Grand Mars changeant, plus vu depuis des années, entré par la porte-fenêtre grande ouverte. Son bleu métallique, irisé. Et une heure plus tard, dans la prairie, midi, était passé le voilier jaune taché de rouge et de bleu d’un Machaon. Je n’avais pas pu m’empêcher de voir dans ces insistantes apparitions des visites d’adieu : La Beauté vous salue bien…

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... Dans la nuit du 28 juillet, trois « raires » successifs, longs et lents, ont remué l’espace. Un cerf s’éveillait de sa longue paix sexuelle. Les « raires » de fin d’été ne ressemblent pas aux mugissements du brame, et sont faciles à imiter. On ouvre grand la bouche, on la tord, le menton baissé pour aller chercher les notes graves qu’on module en une mélopée paresseuse semblable au baîllement d’ être encore endormi.

Un soir je m’étais postée à côté de la cabane d’affût, au grand air, dans les fougères, sous un simple filet, quand est sorti de la forêt, à gauche, un magnifique 14. Bois noirs, élancés, andouillers très longs dans l’empaumure. Apollon. – Et Arador, tu l’as revu les bois dépouillés ? ai-je demandé à Léo, par mail. – Pas encore.

L’été s’achevait. Il pleuvait doucement. Je descendais à pas lents, précautionneux, à travers les éboulis des moraines ponctués de taillis, les bras écartés en balancier comme un funambule, les yeux agrandis, je ne pensais à rien, ne faisant pas plus de bruit que la pluie, toute à mon équilibre, quand j’ai aperçu, entre les rochers en contrebas, émerger des branches d’arbre, ocre clair, qui bougeaient. M’approcher, façon Ojibwa. Avancée/arrêt. Avancée/arrêt. Souffle retenu. Stop à moins de trois mètres. Je n’ai pas conscience du temps. Il n’y en a plus. Je m’assois, bien tassée, les bras autour des genoux. Je ne vois pas le museau, ni l’encolure, ni le corps couché. Seulement la nuque, les oreilles et la ramure dorée aux pointes blanches. Reposant sur ses pattes repliées, dans son fort de ronces, le cerf regardait à mon opposé, vers la vallée d’où aurait pu surgir un humain. Splendeur qui ne semblait pas faite pour être vue. Les oreilles, deux feuilles largement ouvertes, remuaient indépendamment l’une de l’autre pour capter le moindre bruissement, mais j’étais arrivée du haut, dans son dos, le vent pour moi. Tout est là, avoir le vent pour soi. Longuement, sans jumelles, je comptais et recomptais ses cors. C’était un 18-cors portant 6 et 5 aux empaumures, 5 comme 5 doigts écartés au bout de cette branche, plus 4 cors le long de cette branche. Je me disais : contemple la liberté sur son constant qui-vive, un être de liberté, mu par une incessante frayeur, tout de noblesse et de frayeur… »

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C’est un texte bondissant au sein d’une nature sauvage. Tout se passe la nuit pour l’observateur averti nous dit Pamina qui habite une ancienne métairie perdue au fin fond d’une forêt vosgienne – Les Hautes-Huttes – , avec son compagnon de vie Nils. Elle n’est pas peureuse mais patiente et passionnée. Elle regarde autour d’elle, reste à l’affût parfois des nuits entières, quel que soit le temps, juste pour admirer ces merveilles animalières que sont les cerfs, les biches, les chevreuils et saisir leurs comportements. Elle accompagne souvent Léo, photographe qui l’initie à cette observation. Parfois il ne se passe rien, mais souvent il y a de vrais cadeaux.

Les descriptions de l’auteure pour raconter ces animaux sont d’une grande richesse. Hormis l’incroyable vocabulaire – empaumure, cors, daintier, andouiller, époie… – , on apprend beaucoup de choses :  les cerfs dorment les yeux ouverts, ils perdent leurs bois chaque année au mois de mars, il en repousse de nouveaux recouverts d’un velours, puis vers la mi-juillet sur les nouveaux bois « allongés », ils mangent les velours tombés en lambeaux…

Elle nous parle de sa passion pour ces lieux sauvages, sa colère contre les chasseurs et l’O.N.F. Que l’on partage ou pas son point de vue, peu importe, elle nous entraîne dans ces mondes peu connus pour notre plus grand plaisir.

Encore un lecture que j’ai beaucoup appréciée,

initiée par Dominique –>

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Si vous aimez ces animaux,

partez à la découverte du travail de Catherine Blancard,

particulièrement de l’exposition « La liste rouge » vue à Chamonix il y a peu de temps

—>  ICI.

Extraits de : « Les grands cerfs »  2019  Claudie Hunzinger.

Illustrations : 1/ « Oiseaux chanteurs »  Illustration anonyme d’un dictionnaire de 1908  2/ « Cerf rouge et sa meute »  Carl Friedrich Deiker  1836-1892.

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Plonger vers l’authenticité…

BVJ – Plumes d’Anges.

Hautes terres…

15 mai 2023

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« On me demande pourquoi j’habite la montagne de jade,

Je ris alors sans répondre, le cœur naturellement en paix.

Les fleurs de pêchers s’éloignent ainsi au fil de l’eau,

Il est un autre ciel, une autre terre que parmi les gens… »

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« Les oiseaux ont disparu dans le ciel,

 

Et maintenant, le dernier nuage se dissout.

Nous nous asseyons,

la montagne et moi,

jusqu’à ce que seule la montagne demeure… »

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« Temple du Sommet, la nuit :

Lever la main et caresser les étoiles.

Mais chut !

Baissons la voix :

Ne réveillons pas

Les habitants du ciel… »

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Quand le ciel de la vie s’obscurcit, trouver un refuge…

  Florilège de poèmes – Li Po – 701-762.

Photos BVJ – Haut Oisans en Isère – mai 2023.

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Savoir et pouvoir se retirer des affaires du monde…

BVJ – Plumes d’Anges.

Voix…

8 mai 2023

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« … « Réfléchis, mais ne fais pas que réfléchir ; émerveille-toi aussi. Émerveille-toi, mais ne fais pas que t’émerveiller ; réfléchis aussi. »…

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… « L’époque, a-t-il commencé, est propice aux prophètes de malheur. Je ne veux pas suggérer en disant cela que tout va pour le mieux. Seulement, rien ne m’indispose autant que d’emboîter le pas à tous ces pessimistes patentés qui encombrent notre temps, trompés par les hésitations, les vacillations et la confusion d’un monde qui cherche lentement mais sûrement un passage vers l’avenir. Il n’y a rien à attendre de ces gens-là, qui confondent tout : avenir et menace, adversité et désespoir, modernité et dépravation, mémoire et nostalgie, morale et rigidité d’esprit. Je crois au contraire qu’en dépit de tout, des jours radieux s’ouvrent devant nous. . Mais nous sommes de mauvais peintres, et nous manquons de recul, et peignons sur la toile un paysage déformé par notre vision trop étroite. Je ne vois personnellement aucune raison pour qu’il n’y ait pas dans le futur quelques êtres de bonne volonté et modernes (c’est-à-dire qui ne craignent en rien l’avenir), altruistes, à l’esprit lucide et éclairé, attentifs aux expressions de leur vie spirituelle. Nous ne serons jamais trop à unir nos forces dans l’établissement d’un monde durablement meilleur. »…

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… « Souvent, je m’enferme chez moi à double tour et je me cache sous les draps. Les voix terribles que j’entends dans ma tête et les visions qui m’apparaissent, continuent pendant des heures. Toi, si tu es pourchassé par un malfaiteur, tu as toujours la possibilité de courir te mettre à l’abri. Moi je ne le peux pas. Le malfaiteur est dans mon cerveau et je ne peux pas m’enfuir. Ma seule porte de sortie est ce jardin où je te retrouve presque chaque jour et dans lequel résonne le pépiement si rassurant des oiseaux. Et encore : il arrive que même les oiseaux ne me suffisent plus. Alors il ne me reste plus que les pages des poètes. »…

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...  » Si, aux turbulences de la foule, j’ai presque toujours préféré les remous de l’être, c’est sans doute justement parce que je sentais que le puits des premières s’alimentait à la source des seconds. Et c’est pourquoi la présence de mon frère à mes côtés m’est si précieuse. J’y redécouvre jour après jour ce débordement de l’âme qui précisément éclabousse ma vie. Ça n’est pas que l’âme de mon frère soit spectaculaire. Mais ce qui me plaît, c’est qu’elle cherche un passage vers le jour. Les oiseaux aussi font cela. Dans les derniers instants de la nuit, à l’heure du dur combat entre l’ombre et la lumière, ils s’envolent des nids et partent à la rencontre du soleil, comme pour en précipiter la venue… »… »

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C’est une histoire belle et émouvante, celle de deux frères qui s’aiment et s’admirent profondément. Ils n’habitent pas très loin l’un de l’autre, leurs parents ne sont plus de ce monde.

Le plus jeune vit seul, il est employé à de petits travaux dans une pépinière de mars à novembre et s’acquitte de ses tâches minutieusement. Il souffre de schizophrénie. Ses paroles sont rares mais issues de multiples questionnements et de longues et profondes réflexions. L’ainé, le narrateur, vit avec son épouse Livia, leur chien Pablo et leur chat Lennon. Ils vieillissent doucement, leurs relations aux autres sont paisibles, toujours aimantes et bienveillantes.

La vie s’écoule, les souvenirs remontent, les petits bonheurs simples cueillis dans la nature s’égrainent et tentent de faire oublier des jours plus gris. Il y a une immense tendresse au sein de cette famille où ce frère malade est comparé à un fragile petit oiseau  arborant une tache de lumière sur la tête : le Roitelet.

Ce livre est vraiment un bijou, immensément délicat, écrit dans une fort belle langue,

et sa couverture… magnifique… tout un poème !

Aifelle en avait parlé —>

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Extraits de : « Le Roitelet »  2021  Jean-François Beauchemin.

Illustrations : 1/« Chêne de West Hampnett Place-Chichester-1660 »  John Dunstall  1644-1693  2/Textile du XIXème  – Anonyme.

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Écouter avec empathie…

BVJ – Plumes d’Anges.

Cœur ouvert…

1 mai 2023

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« … Méditer à cœur ouvert permet en effet de regarder autrement tout ce qui nous entoure. Lorsque nous regardons une pierre, une fleur, un arbre, un papillon, une fourmi, un être humain, nous les regardons avec une attention aimante. Les poètes sont de grands méditants, car ils savent justement regarder les choses les plus ordinaires avec un regard neuf, émerveillé, attentif au petit détail qui nous échappe. Chaque texte de Christian Bobin, pour prendre un poète contemporain que j’aime particulièrement, est le fruit d’une méditation profonde et aimante sur un petit rien. Ses mots me bouleversent, car ils me font regarder ces petits riens – un pissenlit, le sourire fatigué d’une vieille femme, un nuage, une balançoire – avec acuité et tendresse. On pourrait dire la même chose de certaines peintures, notamment les natures mortes, qui nous font regarder autrement les choses les plus banales de notre quotidien. Lorsqu’il est regardé avec attention et amour, le réel n’est plus simplement regardé, il est contemplé. Méditer à cœur ouvert, c’est regarder le monde avec le regard du peintre et du poète. C’est peut-être le regarder aussi avec le regard du mystique qui voit Dieu en toutes choses. Le théologien orthodoxe Jean-Yves Leloup raconte ainsi son initiation à la méditation hésychaste  : « Il y a une trentaine d’années, au mont Athos, le père Séraphin m’a invité à apprendre à méditer, tout d’abord « comme une montagne », c’est-à-dire avec le monde minéral, puis « comme un coquelicot » avec le monde végétal, puis « comme un oiseau » avec le règne animal, ensuite « comme Abraham » avec le cœur, et enfin, ultime étape « comme Jésus »… Dieu est en toute chose. Il est lourd dans la pierre, il fleurit dans l’arbre au printemps, il chante dans l’oiseau, il prend conscience de lui-même dans l’homme, il jouit de lui-même dans le sage… »…

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… l’identification à notre ego nous maintient dans l’illusion de la dualité. Lorsque nous expérimentons que nous ne sommes pas ce « moi » auquel nous nous sommes identifiés depuis notre enfance, mais que nous sommes une parcelle de l’Univers, que nous participons à la nature divine, que notre être profond est relié à tout ce qui existe, alors toutes les peurs liées à la dualité s’évanouissent : peur de mourir, d’être abandonné ou rejeté, d’être enfermé ou dominé… »

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Un petit livre (accompagné d’un CD) qui se glisse dans un sac ou une valise, une lecture « légère » qui accompagne harmonieusement un moment de détente printanière ou estivale.

Frédéric Lenoir nous fait d’abord l’historique des différentes formes de méditation à travers le monde et à travers les temps, puis il nous invite à aiguiser notre attention en y joignant la notion d’amour pour être au monde, apprécier et partager la merveille qu’est la vie, enfin il nous propose des méditations guidées sur des sujets importants pour le mieux vivre et le mieux vivre ensemble -confiance, amour, pardon…

J’ai aimé la clarté et la bienveillance des propos qui enrichissent, l’auteur nous offre une belle entrée en matière sur ce sujet et nous insuffle une énergie propre à nous lancer dans une aventure riche d’humanité.

Un beau voyage m’a dit mon cœur…

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Extraits de : « Méditer à cœur ouvert »  2018  Frédéric Lenoir.

Illustrations : 1/« Coquelicots »  Olga Wisinger-Florian 1844-1926   2/« Chardonneret sur une branche de cerisier »  Beatrice Whistler  1857-1896.

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Grappiller des perles pour s’élever en douceur…

BVJ – Plumes d’Anges.

Renaître au monde…

25 avril 2023

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« … Vertu de la présence.

Prenons-nous assez le temps d’être simplement là où nous sommes, posés, disponibles à ce qui advient, dépourvus d’intention comme d’objectif ?

Assise, mains vides et yeux grand ouverts, à l’ombre du cerisier qui fermait le jardin au sud, j’approfondissais sans en avoir conscience les valeurs de la présence nue. Toute course avait été brutalement interrompue, tout but jeté aux orties. Il ne s’agissait même plus, comme au temps du combat contre la maladie, de tenir ni de durer, brûlant toutes les forces disponibles afin de protéger un temps que l’on savait de plus en plus réduit. Il ne s’agissait plus que d’aller d’un jour à l’autre, d’une heure à la suivante sans en attendre grand chose.

Il s’agissait d’être et rien de plus.

Ne rien espérer de l’autre qui est là – thuya, giroflée ou moineau. Ne rien demander. Ne projeter sur lui aucune intention, aucun vouloir, est la façon la plus certaine d’être en mesure de le rencontrer vraiment. De l’accueillir tel qu’il est. On peut appeler ça oraison ou médication, satori ou pleine conscience. On peut aussi ne rien nommer. On peut se contenter d’aller s’asseoir sous l’arbre et de le laisser nous rendre attentive à sa façon de pousser, à sa manière délicate  et déterminée de gonfler ses bourgeons, de déplier chacune de ses feuilles. Bientôt viennent les merles puis les cerises qui les régaleront. Un froissement d’ailes parmi les branches, et voici qu’une plume descend et se pose dans l’herbe, plus légère qu’un flocon.

Au dessus du jardin filent les nuages. On attend d’un jour à l’autre le retour des hirondelles. Non : on n’attend plus rien. Mais un jour elles sont là.

Comme les cerises.

Comme ce tressaillement de joie venu d’on ne sait où, qui vient un matin nous chatouiller le cœur… »

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Suite à une longue et douloureuse épreuve, l’auteure quitte son appartement habité de trop de souvenirs et s’installe dans une maison dotée d’un petit jardin arboré et fleuri. Les oiseaux y sont très présents, au fil des mois ils se succèdent, elle apprécie leurs chants.

Une lente métamorphose s’opère, doucement Anne Le Maître ressent la force de la terre, tisse des liens avec le vivant qui l’entoure, de nouvelles racines se tracent. Les musiques des petits plumeux font renaître en elle un sentiment de joie, les sons et les couleurs, les rythmes de la nature la ressuscitent, elle n’est plus dans le faire mais simplement dans l’être.

On reconnait là le récit d’une femme peintre, une aquarelliste qui avec grand talent, par petites touches, nous offre le nouveau tableau de son présent. J’ai vraiment apprécié ce doux et paisible moment de lecture, il nous amène de l’ombre à la lumière…

Tania parle du Jardin nu –> ICI

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Extrait de :  » Le jardin nu »  2023  Anne Le Maître.

Illustrations : 1/ « Oiseaux »  Orsola Maddalena Caccia  1596-1676  2/ « Plantes et insectes »  Shin Saimdang  1504-1551.

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Être sans intention aucune, simplement observer…

BVJ – Plumes d’Anges.

Faim de vie…

17 avril 2023

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« … Je regardais distraitement le paysage défiler devant mes yeux, le menton posé sur mes genoux.

Un spectacle naturel, à l’opposé de l’environnement artificiel qui était le mien la veille encore. Mon esprit avait du mal à faire la mise au point. Je me sentais comme perdue au beau milieu d’un décor de cinéma particulièrement réaliste. L’île aux citrons était un lieu charmant et accueillant, l’endroit idéal pour s’oxygéner. Partout où mon regard se posait, je ne voyais que beauté. Une beauté qui frisait la perfection. La mer s’étendait jusqu’à l’horizon dans toutes les directions. Une vue qui apaisait l’âme…

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… La thérapie du toucher de Madonna était différente d’un massage ou d’une séance de chiropraxie, dans la mesure où elle ne faisait que caresser mon corps. Ses mains étaient enduites d’huile essentielle d’agrumes récoltés sur l’île, et à chacun de ses gestes, je me retrouvais enveloppée d’un parfum frais et sucré. On aurait dit que l’île aux citrons m’entourait de ses bras.

Je me tournais sur le côté ou sur le dos, obéissant à ses instructions. La douleur s’envolait comme une nuée d’oiseaux sous les effets conjugués de l’odeur des agrumes et de la chaleur de ses mains…

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… J’ai fermé les yeux, les paupières serrées, j’ai pris une profonde inspiration. C’était le vérité. Je pouvais sentir le parfum, soyeux et léger, des pruniers. J’ai eu la sensation que cet air frais, que j’avais goulûment aspiré, faisait éclore des centaines de fleurs de prunier en moi. Il y avait également un parfum d’agrumes, mon préféré. J’ai poussé une longue expiration.

Lorsque je concentrais toute mon attention sur le moment que j’étais en train de vivre, les tourments du passé et les affres de l’avenir s’envolaient. Il n’existait plus alors que l’instant présent.

Il y avait des choses, pourtant simples, qu’on ne réalisait qu’avec le temps. Être heureuse ici et maintenant me suffisait amplement désormais. (…) Je voulais simplement partager la vue qui s’offrait depuis cet endroit avec mon père et ma petite soeur. Leur en faire cadeau. Qu’ils rentrent à la maison non pas chargés du poids de la tristesse de nos adieux, mais avec l’image magnifique de l’union de la mer, du ciel et de la lumière. Car c’était le seul cadeau que j’étais en mesure de leur faire. Et admirer ensemble ce somptueux paysage était à mon avis le plus beau de tous les cadeaux.

J’étais heureuse d’être en vie.

Ivre de joie d’avoir pu vivre un jour de plus.

Il m’était impossible de retrouver le corps qui était le mien lorsque j’étais en bonne santé. Mais j’avais pu retrouver l’esprit qui l’habitait alors. Et j’en étais très fière.

Il soufflait en moi un vent de gratitude, comme une bourrasque de printemps…

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… La vie est semblable à une bougie. Elle ne peut allumer ou souffler sa flamme elle-même. Et une fois la flamme allumée, il n’y a rien d’autre à faire qu’attendre qu’elle se consume et disparaisse, en laissant la nature suivre son cours. Mais il arrive parfois qu’elle s’éteigne, soufflée par une force supérieure, comme cela a été le cas pour vos parents biologiques.

Vivre, c’est être la lumière de quelqu’un d’autre.

User sa propre vie en offrant sa lumière à l’autre. Et de cette façon, s’éclairer l’un l’autre. C’est ainsi que vous et votre père, l’homme qui vous a élevée, avez vécu. J’en suis certaine.

La bougie allumée en votre honneur a brûlé toute la nuit d’avant-hier devant l’entrée de la Maison du Lion.

C’était une nuit exceptionnellement venteuse, mais la flamme a continué de brûler, sans jamais s’éteindre, jusqu’à ce qu’elle disparaisse tranquillement, comme dans un dernier soupir, et que la fumée s’envole, aspirée par le ciel.

Je pense en secret que ce mince filet de fumée qui s’est envolé dans le ciel est ce qu’on appelle l’âme. Et vous Shizuku, qu’en pensez-vous ?… »

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Imaginez une île posée sur une mer intérieure du Japon – l’Île aux citrons sur la mer de Seto – et la lumière se déploie immédiatement, la couleur jaune envahit l’espace.

Avec une immense délicatesse Ito Ogawa aborde un sujet difficile : la fin de vie pour des gens atteints d’une maladie incurable.

Shituzu, 33 ans, est accueillie par « Madonna » dans la Maison du Lion, havre de paix et de beauté qui propose à ses hôtes de vivre de doux moments avant l’inévitable grand départ. Le père de Madonna était très riche, il possédait beaucoup de terres sur cette île. Ayant hérité de sa fortune, elle a désiré la construction de ce lieu pour y recevoir des femmes et des hommes qui ne voulaient pas finir leurs jours seuls dans un hôpital, loin des leurs. Elle a passé les diplômes requis, s’est entourée de gens généreux – même les habitants participent à ce grand et beau projet. Mille et une attentions diverses et variées sont portées aux « invités ». Il y a par exemple – et il y en a tant d’autres à découvrir – ce rendez-vous du dimanche après-midi : tout nouvel arrivant, quand il se sent prêt, doit écrire une lettre et y relater le souvenir d’un dessert exquis ; les divines cuisinières tentent alors de reproduire ce met tant apprécié. Shituzu reprend goût à la vie, son cœur bat joyeusement dans l’instant présent aux côtés de Rocca une petite chienne affectueuse…

Ito Ogawa nous offre un cadeau avec ce livre d’une totale et élégante poésie, elle nous donne envie de nous dépasser pour accompagner les derniers temps de vie des êtres qui nous entourent. L’auteure peint un champs d’étoiles brillantes et scintillantes, c’est une lecture sensible, émouvante, MAGNIFIQUE…

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Extraits de : « Le goûter du lion »  2022 Ogawa Ito.

Illustrations : 1/ « Citronnier »  Hans Simon Holzbecker XVIIème  2/ « Mer et ciel »  Albert Bierstadt  1830-1902  3/ « Huppe sur une branche de citronnier »  Peinture anonyme – Inde XIXème.

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Accompagner la lumière…

BVJ – Plumes d’Anges.

Précieux écrins…

9 avril 2023

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 Notre-Dame de l’Assomption – détails – Sienne.

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Elles sont des coques, coquilles, coquillages déposés tels des écrins

au sein de villes petites ou grandes,

balises témoins d’un autre temps, offrandes à Dieu.

Des hommes désiraient ardemment, en s’approchant des cieux,

participer à la construction de ces merveilles.

Quand le regard profane rencontre une cathédrale,

il est d’abord attiré par les vastes proportions de l’édifice.

Puis il en scrute les parois de bas en haut, de haut en bas :

sidérante beauté, incroyables mosaïques, vitraux enflammés,

 marbres ciselés, rosaces, clochetons, porches,

flèches, colonnes, statues, symboles à profusion…

Les artisans étaient habiles, ils ne comptaient pas leur temps,

ils savaient qu’ils œuvraient pour une éternité.

Nul ne peut rester insensible face à la beauté de ces édifices,

l’imagination vagabonde

et l’on sait au fond de soi qu’il y aura toujours à découvrir…

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 Notre-Dame des Fleurs – détails – Florence.

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« … Le cœur émerveillé

J’ai interrogé mon cœur émerveillé

J’ai dit à mon cœur la merveille. »

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Leonardo Sinisgalli   1908-1981.

Photos BVJ  – mars 2023

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Pas à pas, croire en soi, se dépasser…

BVJ – Plumes d’Anges.

Épreuves…

3 avril 2023

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« En ce monde

Où la vie

S’émiette

Et nous fuit

 

Le poète

 

Enlace le mystère

Invente le poème

Ses pouvoirs de partage

Sa lueur sous les replis. »

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« Épreuves du poète »  Andrée Chédid  1920-2011.

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« En ces aubes où fermente la nuit

De quel élan

gravir ?

 

De quel œil contempler

villes visages siècles douleurs espérance ?

 

De quelles mains creuser un sol toujours plus fécond ?

De quelle tendresse chérir vie et terre

Abolir la distance

Cicatriser l’entaille ?

 

 À quelle lumière découvrir la beauté des choses

Obstinément intacte sous le squame des malheurs ? »

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« Épreuves de la beauté »  Andrée Chédid  1920-2011.

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Questionnements sans fin, parfois l’homme tourne en rond, il lui suffirait peut-être de gravir une marche ou deux pour observer le monde et les relations à l’autre sous un autre angle de vue.

La géographie resterait douce, l’exercice serait un pas de danse, un petit saut sur les dunes du quotidien, la lumière sculpterait des formes nouvelles, des bulles de beauté et de poésie, la vie en deviendrait plus douce… Sont-ce là des rêves ? 

Peu importe, c’est notre cœur qui doit parler et non notre tête ; elle, elle invente des histoires qui ne sont pas réalités, nous troublent et causent nos souffrances.

Petite méditation lors d’un joli voyage…

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Photos BVJ – Toscane – Mars 2023.

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Entendre le chant des dunes…

BVJ – Plumes d’Anges.

Blancs-tapis…

19 mars 2023

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« … Un peintre suisse du monde d’hier, Cuno Amiet, avait représenté, au début du XXème siècle, un skieur dans un paysage de neige : un point dans une nappe blanche, jaune plus exactement, enfin couleur de chair puisque la neige est la peau du ciel équarrie sur la Terre. Je voulais devenir ce personnage : une présence sans valeur dans un monde sans contours. Le voyage deviendrait un déplacement dépourvu de finalité, suspendu dans le monochrome. Ce serait l’action pure, parfaitement réduite à son seul accomplissement. Il y aurait la sueur, le silence et la trace. Les portes s’ouvriraient. J’entrerais dans le vierge, dilué…

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… Si nous avions eu pleine connaissance des crevasses sur lesquelles nous passions à l’aveugle, nous n’aurions jamais osé nous aventurer. Leçon pour la vie : ne pas tout savoir. La transparence est cet état qui, donnant à tout connaître, donne à tout redouter. La neige masquait l’ensemble et permettait de glisser dans l’inconscience, c’est à dire le bonheur. En ville, même principe. Si l’on se trouvait informé de la vie intime de nos proches, on n’accepterait plus le moindre contact…

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La nuit nous avait reconstitués. Nous foncions sur la fraîche. Du Lac commentait les devises des cadrans solaires sur les façades baroques : Horas Non Numero Nisi Serenas, « Je ne compte que les heures sans nuages ». L’homme serait inspiré de faire comme l’aiguille : retenir les rayons de la vie. Jamais les ombres.

Ces heures hautes et claires aidaient à l’exercice : effacer ce qui salit. Ne conserver ni rancune, ni dépit. Rester blanc. Comme neige…

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Le Blanc s’étendait dans l’indifférencié, par delà l’histoire et la géographie. Le Blanc ne constituait pas un milieu naturel, encore moins un paysage, mais une substance. Rapportée au monde abstrait, une substance s’appelle l’universel. Sa traversée s’appelle un rêve.

La neige était un élément transitoire, fragile et éphémère. Un jour, elle fondait. Le monde revêtait alors une forme que le manteau avait dissimulée. On croyait se glisser dans un décor. On s’invitait dans une parenthèse… »

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Sylvain Tesson et Daniel du Lac – guide de haute montagne – traversent les Alpes de Menton à Trieste avec skis et crampons en 85 jours, entre 2018 et 2021.  Il font une belle rencontre, un certain Rémoville – ingénieur de formation – qui se joint à eux. Ce livre est un « Carnet de voyage » relatant leurs quatre expéditions, La liberté, Le temps, La beauté et L’oubli en sont les titres poétiques.

Entrer dans le blanc n’est pas anodin, la souffrance y jouxte l’extase. S’extraire du quotidien et de ses vicissitudes, méditer, élargir son univers intérieur, ouvrir grand les yeux sur l’extraordinaire beauté du monde, s’alléger des fardeaux, se fondre dans les paysages, laisser monter en soi des bulles d’ivresse du passé, goûter au plaisir de la glisse et du feu qui réchauffe après avoir eu peur, avoir eu froid…

Cette immersion dans le blanc m’a touchée, peut-être parce que j’ai grand plaisir à « naviguer » dans les Alpes. J’ai apprécié le côté rebelle de l’écrivain voyageur, il nous offre un joli moment de lecture, très vivant, émaillé d’anecdotes ou de références littéraires, qui invite à partir maintenant, les blancs tapis ne sont pas éternels.

Dans notre monde qui tourne à l’envers, Blanc est un livre qui fête le printemps nouveau avec ferveur…

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Extraits de : « Blanc »  2022  Sylvain Tesson.

Illustrations : 1/« Rochers sous la glace et la neige »  Pekka Halonen  1865-1933  2/« Neige et eau »  Arthur G.Dove  1880-1946.

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S’immerger dans l’énergie du blanc…

BVJ – Plumes d’Anges.

Long voyage…

11 mars 2023

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« … je descends la montagne et je suis à pied, je fais toujours ça pour soulager le dos de mon cheval avant de rentrer. Aru me guette, je ne sais pas comment il fait s’il me guette toute la journée tous les jours que je pars enfin il me repère toujours en premier et là il crie. Ce n’est pas un cri comme un cri c’est de la joie. Ça non plus je n’ai pas les mots pour le dire je le perçois dans ma poitrine et c’est gigantesque et le petit court vers moi il ne court pas vite il est petit. C’est là que c’est bizarre chaque fois ça me fait quelque chose dans le ventre et c’est de l’émotion que je n’arrive pas à retenir, de l’émotion de voir qu’il m’attend et qu’il n’attend que moi et sur son visage le bonheur qu’il y a je ne peux pas l’expliquer c’est immense – mais c’est aussi une sorte de pitié effrayante quand je le regarde cavaler pour me rejoindre, il est tellement petit tellement faible ça me fait peur ça me fait de la tristesse à  me broyer, je me dis qu’il sera tout le temps petit et fragile et pourtant je le sais que ce n’est pas vrai seulement je voudrais le protéger pour toujours.

Alors il y a ces instants terribles et puis Aru est là et il se jette contre mes jambes et d’un coup ça va mieux, comme si maintenant qu’il était avec moi il ne pouvait rien lui arriver. Et je sais que tout ça c’est faux parce que c’est sa mère qui s’occupe de lui et c’est sa mère qui le protège, moi ce n’est qu’une sensation mais elle c’est en vrai chaque jour que Dieu fait. Il y a quelque chose d’injuste dans la course d’Aru vers moi et pourtant je le prends et je le garde et Ava sourit en bas du champ je jure que je devine son sourire. Après je finis le chemin avec le petit bonhomme sur mes épaules. Ce sont les seuls moments où je suis vraiment avec lui, ça ne cherche pas bien loin je m’en rends compte et j’embrasse Ava et on est là tous les trois dans la montagne je crois que je suis heureux…

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… Alors à cet instant je me dis que j’ai le choix. Ça peut rester comme ça toute notre vie Aru et moi, ou bien je peux essayer de réparer quelque chose mais c’est maintenant ce n’est pas demain après ce sera trop tard. (…) C’est dur à venir et j’ai peur que le môme me repousse et si j’étais à sa place c’est sûr que je détesterais l’homme qui se lève et qui s’avance vers moi, c’est ça qui me noue le fond du ventre, s’il a un geste de recul s’il s’échappe. Puis soudain il y a son regard sur moi. Dans ce regard je vois, bon sang ce que je vois ce n’est pas ce que je croyais, pas ce que j’appréhendais. Un élan contenu – je vois la joie qui n’ose pas se dire et c’est pareil quand il court vers moi les jours où je rentre de la chasse et même s’il n’a rien oublié il n’attend que ça, ce que je fais là, et c’est ouvrir les bras pour qu’il s’y jette et il se jette, et mes bras je les referme autour de lui comme si c’était un oiseau blessé on y est…

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… je comprends que notre vie ensemble ça tient à des choses banales comme celle-là, des choses qui ne sont pas aussi anodines qu’elles en ont l’air. Alors je tapote la croupe de Dark pour appeler le gosse. Je lui dis viens là marche pas derrière il y a de la place pour deux. Il s’approche il a le regard tout brillant et l’instant d’après on est botte à botte. C’est drôle il s’est redressé en arrivant à ma hauteur, il a gagné cinq pouces mon môme, je le jurerais, et il n’est plus aussi minuscule que je le pensais… »

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Liam, le narrateur, cabossé par son enfance, quitte la maison familiale à l’age de seize ans et part en dehors du monde vers les montagnes. Il vit de la chasse, tanne et vend des peaux. Un jour il fait la connaissance d’Ava, elle s’installe chez lui, il ne change rien à son quotidien. Plus tard elle lui parle de son désir d’enfant, il refuse mais un jour nait Aru. Il laisse à Ava le soin de s’en occuper, il le regarde de loin, pourtant il perçoit de troublantes émotions en observant ce petit bonhomme, il n’ose se laisser aller au bonheur.

Un soir, en rentrant des forêts, quelque chose n’est pas comme d’habitude, un drame fait basculer sa vie. Liam plonge dans un chaos total, une idée lui vient à l’esprit qui ne peut se réaliser, il lutte contre de vieux démons, des bribes de son enfance remontent, les cicatrices s’ouvrent à nouveau. Au fond de lui une petite étincelle fait son chemin. Aru, petit garçon fragile mais courageux, élevé avec amour par sa mère, attend patiemment, il n’a que cinq ans mais il montre à Liam  une voie d’humanité…

C’est une histoire difficile mais captivante, on ne peut la lâcher, on tourne les pages fébrilement jusqu’à la dernière. Une lecture intense qui nous raconte la naissance d’un père. Le style littéraire est particulier, il n’y a pratiquement pas de virgules dans les longues phrases mais celles-ci coulent comme des rivières…

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Extraits de : « On était des loups »  2022  Sandrine Collette.

Illustrations : 1/ « Tir réussi »  2/ « Jument blanche »  Winslow Homer  1836-1910.

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Chemin d’humanité, chemin d’amour, chemin de paix…

BVJ – Plumes d’Anges.