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« … Lorsqu’ils allaient dans les fermes ils l’emmenaient avec eux, ils allaient chercher l’huile ou les quartiers de bœuf et de porc qu’elle mettrait en saumure, ils prenaient le chemin qui longeait le fleuve et plus loin après les bourgs rejoignaient la forêt, l’été était chaud, sans vent, ni la moindre brise venue des coteaux, la route s’étirait entre les seigles et les blés, longeait le fleuve immobile, après les taillis gagnaient l’horizon et le ciel blanc de chaleur…
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… Quand l’automne arriva c’est à peine s’ils s’en aperçurent, il faisait si doux qu’ils laissaient le soir le feu s’éteindre. Un peu avant la Toussaint le ciel s’obscurcit. La tiédeur demeurait, une tiédeur humide qui rabattait les fumées sur les toits, empoisonnait de moiteurs les jardins et les terrasses, le petit bois vers la rivière. Il y eut une tristesse, la certitude qu’avec l’été autre chose s’achevait.
Ce fut elle qui le pensa, sans mots le fit comprendre…
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… Il oublia l’ange, délaissa les carnets, c’est à peine s’il sortait. Il demanda aux élèves de porter les anatomies, il reprenait la ligne d’un muscle ou d’un nerf, rougissait une membrane, une déchirure, il expliquait aux élèves, disait que pour peindre un corps d’homme ils devaient connaître ce qu’il y avait sous la peau, os muscles et nerfs, ils devaient connaître l’invisible… »
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C’est le tableau d’une fin de vie, rude pour une servante que nul n’a jamais vue ou regardée, éprouvante pour un homme fatigué. En tournant les pages écrites dans une langue raffinée, on entre dans des tableaux de la Renaissance, mille détails sont décrits avec douceur, le temps s’écoule lentement. On ne sait l’identité des deux personnages principaux, mais on la suppose.
Elle, qui observe, est observée par celui qu’on devine être Léonard de Vinci, quelquefois – rarement – il lui parle et la choie. Les jours se succèdent, chaleur, humidité, froid, brumes, rencontres, disparitions, non-dits… Entre eux, tout semble n’être que regards et murmures. Un soir elle ose lui faire une demande, surprenante, elle aurait, s’il y accède, l’impression d’avoir été utile dans son existence – bien au-delà de ce que fut son quotidien – , utile à l’artiste devenu riche de l’essentiel – sa présence au monde, ses souvenirs, ses trois meilleurs tableaux rapportés d’Italie… Il ne peut plus peindre, il dessine particulièrement des dessins anatomiques.
La vie s’est écoulée, s’est dépouillée, seuls restent les petites choses – parfois si importantes – les silences qui parlent, l’attention à l’autre et la vie qui décide.
Là est un précieux petit livre, là est une autre époque, là est un brin d’humanité…
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Extraits de : « La demande » 1999 Michèle Desbordes.
Illustrations : 1/ 4/ « Repos pendant le fuite en Égypte » – détails de paysages – 2/ 3/ « Saint Jérome dans le désert » – détails de paysages – Atelier de Joachim Patinier 1480-1524.
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Se dépouiller de l’inutile…
BVJ – Plumes d’Anges.