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« … Croyez-vous aux signes ?
– Aux signes ? Oui, souvent.
– Ma vie a été parsemée de signes. Mais la difficulté, c’est bien-sûr de savoir les interpréter. Ils sont presque toujours à double tranchant. Ils aident ou ils blessent, selon la manière de les prendre…
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… Que pensez-vous de ces menaces ? me dit-il. Qu’est-ce-que cela signifie ? D’où peuvent-elles venir ?
– Du marais je suppose. Probablement des bergers. J’ai mon idée là-dessus. L’autre nuit, mes trois barbouilleurs ont filé à cheval.
– Les bergers ? Mais pourquoi ?
– Sans doute une affaire de pâtures. On dit que ce sont des fanatiques. Rien ne compte pour eux que leurs bêtes.
– J’ai l’impression que c’est plus grave (…) Il me regarda surpris.
– Voulez-vous dire qu’ils pourraient vouloir continuer à vivre dans cette misère ?
– Pauvreté, plutôt.
– Dans cette pauvreté, si vous voulez. Dans cette humiliation. Cela me paraît impensable. Nous leur donnons des salaires inespérés, des garanties sociales, et ce n’est qu’un début. Il y aura une ville, un port, des routes, des emplois nouveaux. Lorsque l’attention du pays sera tournée vers le Sud, nous pourrons assécher, introduire des tracteurs…
– Ils aiment leurs marais, leurs chevaux.
– Mais qui parle de les en priver ? Vous savez bien Marc tout ce que nous pouvons leur apporter, et que nous respecterons leurs coutumes. Nous ne sommes pas des destructeurs. ..
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… je demande à Sophie ce qu’elle pense du chantier. Les bulldozers, les scrapers, les grues, la drague : tous ces animaux grinçants et soufflants qui mangent le sable, est-ce-qu’ils ne l’amusent plus ?
– Bof, dit-elle, pas vraiment !
Elle hausse les épaules et fait la moue. Elle préfère les grenouilles, les insectes. Qu’est-ce-qu’un camion, un bulldozer, auprès d’un scarabée ? Tiens, hier, elle a regardé l’œil d’une mouche. Fantastique ! Est-ce que les hommes pourraient construire l’œil d’une mouche ? D’ailleurs les mouches pensent, elle en est sûre. Elle prétend même qu’elle les a vu rire. Est-ce que j’ai une opinion là-dessus : le rire des mouches ?
De là, elle saute dans les étoiles. Il n’y a qu’un pas ! Qu’est-ce-qui se trouve derrière les étoiles ? Le ciel. Et derrière le ciel ? Le ciel encore, et puis le ciel. Elle y a souvent pensé, jusqu’au vertige, l’après-midi surtout. Je dis Pascal, les espaces infinis… Elle sait : son père lui en a déjà parlé. Mais ça n’arrange rien. Est-ce-que je crois en Dieu ? Elle, oui, « au fond », mais elle n’arrive pas à l’imaginer. Et la mort ? Elle a regardé les bêtes, les oiseaux, son oiseau mort. On dit que les hommes deviennent des oiseaux, des scarabées, des lézards ; que les oiseaux deviennent des hommes, peut-être des arbres, des fleurs. Et les enfants ? D’où ils viennent, les enfants. « Ah, ça, tu le demanderas à ta mère ! » Ce n’est pas ce qu’elle voulait dire : ça aussi, elle sait. Mais ils viennent de plus loin : comme un petit ruisseau qui coule longtemps sous terre, qui sort de terre, et à la fin y rentre. Qui lui a raconté cela ? Personne. Elle l’a inventé. Elle y pense souvent, et surtout le soir, dans son lit, avant de s’endormir. La nuit aussi, elle rêve des choses.
– Est-ce que tu rêves, toi ?… »
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Extraits de : « L’Homme de sable » Jean Joubert 1928-2015.
Illustrations : 1/« Enfants dans les dunes » George Hendrik Breitner 1857-1923 2/« Projet de building » Antonio Sant’Elia 1888-1916 3/ « Pins et sable » Yvan Chichkine 1832-1898.
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Veiller sur la belle nature…
BVJ – Plumes d’Anges.