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« … Dans la tradition fabuleuse, avais-je écrit en substance, la Montagne est le lien entre la Terre et le Ciel. Son sommet unique touche au monde de l’éternité, et sa base se ramifie en contreforts multiples dans le monde des mortels. Elle est la voie par laquelle l’homme peut s’élever à la divinité, et la divinité se révéler à l’homme…
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… Or, j’avais entendu parler, comme vous, dans mes lectures et dans mes voyages, d’hommes d’un type supérieur, possédant les clefs de tout ce qui est un mystère pour nous. Cette idée d’une humanité invisible, intérieure à l’humanité visible, je ne pouvais me résigner à la regarder comme une simple allégorie. Il était prouvé par l’expérience, me disais-je, qu’un homme ne peut pas atteindre directement et de lui-même la vérité ; il fallait qu’un intermédiaire existât – encore humain par certains côtés, et dépassant l’humanité par d’autres côtés. Il fallait que, quelque part sur notre Terre, vécût cette humanité supérieure, et qu’elle ne fût pas absolument inaccessible…
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… Avec un groupe de camarades, je partais à la recherche de la Montagne qui est la voie unissant la Terre au Ciel ; qui doit exister quelque part sur notre planète, et qui doit être le séjour d’une humanité supérieure : cela fut prouvé rationnellement par celui que nous appelions le Père Sogol, notre ainé dans les choses de la montagne, qui fut le chef de l’expédition.
Et voici que nous avons abordé au continent inconnu, noyau de substances supérieures implanté dans la croûte terrestre, protégé des regards de la curiosité et de la convoitise par la courbure de son espace – comme une goutte de mercure, par sa tension superficielle, reste impénétrable au doigt qui cherche à en toucher le centre. Par nos calculs – ne pensant à rien d’autre -, par nos désirs – laissant tout autre espoir -, par nos efforts – renonçant à toute aise -, nous avions forcé l’entrée de ce nouveau monde. Ainsi nous semblait-il. Mais nous sûmes plus tard que, si nous avions pu aborder au pied du Mont Analogue, c’est que pour nous les portes de cette invisible contrée avaient été ouvertes par ceux qui en ont la garde. Le coq claironnant dans le lait de l’aube croit que son chant engendre le soleil ; l’enfant hurlant dans une chambre fermée croit que ses cris font ouvrir la porte ; mais le soleil et la mère vont leurs chemins, tracés par les lois de leurs êtres. Ils nous avaient ouvert la porte, ceux qui nous voient alors même que nous ne pouvons nous voir, répondant par un généreux accueil à nos calculs puérils, à nos désirs instables, à nos petits et maladroits efforts… »
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Un livre inachevé au titre étonnant,
« Le Mont Analogue – Roman d’aventures alpines, non euclidiennes et symboliquement authentiques »
cinq chapitres, l’auteur en prévoyait sept mais une tragique tuberculose a sonné la fin abrupte de ce récit. Quel dommage mais comme au fil des pages on navigue dans une histoire étrange, la « fin » ne pouvait que l’être aussi. Des notes de l’auteur, un plan d’écriture nous montrent une voie, laissent quelques traces, indiquent une direction, c’est à nous de continuer la route pourrait-on dire…
L’histoire ? Suite à la parution d’un article dans « La revue des fossiles » sur l’existence du Mont Analogue, histoire sortie de l’imagination – intuitive ? – du narrateur Théodore, un certain Pierre Sogol lui propose une rencontre, ils mettent au point avec quelques amis une expédition vers le mont invisible, ils prennent la mer sur un yacht nommé L’Impossible… Ce journal de voyage est extra-ordinaire, on y conte des situations inattendues et décalées, des inventions extravagantes. Les personnages changent doucement leur manière de voir, ils s’allègent de beaucoup de choses qui leur semblaient pourtant indispensables…
L’édition de 2021 offre deux versants à cette lecture : le texte initial du roman – Le Mont Analogue – paru en 1952 se trouve entre préface et postface de Patty Smith, auxquelles Gallimard a ajouté de précieux documents : témoignages, lettres, photographies. L’amour de la montagne de l’érudit René Daumal est absolu, il vit la montagne dans sa chair, elle le soigne et le nourrit. Partout et à tout moment, il cherche le sens et l’essence des choses, avec joie et drôlerie.
Autre découverte et pas des moindres, l’artiste peintre Hilma af Klint dont une œuvre apparait sur la couverture jaune de l’ouvrage, elle eut un itinéraire singulier qui ne peut laisser indifférent, une femme en lien spirituel avec René Daumal.
Ce livre est un cadeau des cieux, je l’ai apprécié sous toutes ses facettes et je sais qu’il y a encore beaucoup, beaucoup à y découvrir. N’hésitez pas à suivre les liens en cliquant sur les noms propres soulignés, j’espère que vous-aussi suivrez ce sillage avec délectation…
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« … Le Mont Analogue. Un livre si merveilleux, un conte à dire avant de s’endormir, un récit aux respirations si distantes que de la glace se forme sur les cils. C’est une montagne née de l’esprit de son créateur, une manifestation imaginaire, un miroir massif et impassible. Sa surface cristalline est indétectable, sa zone de navigation impossible à cartographier. On ne la trouvera pas si l’approche n’est pas effectuée selon le bon angle, à certains endroits et à certains moments… » Patti Smith
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Extraits de : « Les Monts Analogues » – René Daumal 1908-1944 – Édition de 2021 préfacée par Patti Smith .
Illustrations : 1/« Glacier de Rosenlaui » John Brett 1831-1902 2/« Peintures pour le Temple – Retable 1 – Groupe 10 » Hilma af Klint 1862-1944.
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Un pas de côté, vers un au-delà…
BVJ – Plumes d’Anges.