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« … J’attends devant la table vide. Rêver, c’est se taire. Ce sillon de silence à mes lèvres est mon plus grand voyage. Il faut qu’à chaque instant j’use et j’épuise tout ce que je possède pour être neuf. À chaque instant. J’écris pour vous rejoindre mes frères et sœurs du monde analphabète du rêve, d’un rêve qui doit tout au mont Blanc du cœur, plus haut sommet de nos vies…
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… L’ambulance n’est pas une ambulance, mais une carriole destinée à recevoir et amplifier chaque bosse de la route, c’est la place de Grève. Je vois les nuages. Je dis à l’ambulancière : « C’est beau les nuages. » Il est très facile et très difficile d’être jeune. Elle réfléchit et dit : « Tout est beau. » Sa parole explose dans l’ambulance.
– Qu’est-ce-que tu fais dans la vie ?
– Moi ? Rien. Je réfléchis sur ce qu’est un sourire, un vrai sourire.
– C’est tout ? Rien d’autre ?
– Non, rien d’autre, mais ça me prend tout mon temps. Il me semble que si je découvre de quel abîme étoilé remonte vers nous un vrai sourire, alors je n’aurai perdu ni mon temps, ni ma vie.
Et les larmes ?
– Les larmes – pas celles du sentiment, de la perte, mais les larmes sans origine -, quand tu te penches sur leur eau blanche et salée, tu peux y entrevoir un sourire comme celui-là qui m’intrigue tant.
– Qu’est-ce qui t’aide à vivre ?
– Rien. Ah si peut-être : écrire. Tirer les moustaches du tigre.
– Je ne comprends pas. Qu’est-ce que tu écris au juste ?
– C’est très proche de l’enfantin trépignement de la pluie sur une verrière colorée dont une plaque est brisée : je passe, j’entends ce petit piétinement et c’est comme si j’entendais ce « Ah ! » dont les japonais disent qu’il est le souffle, l’âme, la substance des choses que parfois elles délivrent. Quelque chose chuchote quelque chose. L’écriture reprend ce chuchotement et l’amplifie.
– Dans quel but ?
– Arracher le langage à l’enfer des opinions… »
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Une déclaration d’amour absolu, des mots cueillis dans les jardins de la poésie, les mots simples et enchantés de l’ami Bobin, une musique jouée par le pianiste russe Grigory Sokolov, des pages ultimes écrites sur son lit d’hôpital, les deux derniers mois de sa vie terrestre : un magnifique cadeau fait à son épouse.
Quand la fin du Voyage approche, il ne reste que l’essentiel, l’amour.
Mille et un mots naissent, le portent à explorer, à réfléchir, à écrire encore et encore, ils s’élèvent en lui depuis le cœur, nid de l’éclosion et se posent dans le nôtre.
On pense ici à Christiane Singer dans « Derniers fragments d’un long voyage « . L’émotion est intense face à ces œuvres de l’extrême, on ne peut que saluer la profondeur et la sérénité de ces auteurs. Ils sont de ces gens qui ne s’attribuent pas leur œuvre, qui n’en tirent pas de gloire personnelle, leur main est poussée par l’inspiration, le souffle, le souffle des anges. Magnifique dernier murmure…
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Extraits de : « Le murmure » 2024 Christian Bobin 1951-2022.
Illustrations : Médaillons Le Lys et la Rose attribués au sculpteur André-Joseph Allar 1845-1926 et au céramiste Jules Loebnitz 1836-1895.
(exposés à l’Union des Arts décoratifs de 1884 à Paris)
– Photos BVJ Janvier 2024 – Exposition du Musée d’Art de Toulon –
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Ne parler qu’avec son cœur…
BVJ – Plumes d’Anges.