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« … Dans son pas qui martèle le sol elle sent monter maintenant une autre force. Cette force-là, c’est celle qui fait traverser à ceux qui souffrent les épreuves les plus dures, celle qui fait naître la vision des matins paisibles à nouveau, où la bonne odeur du pain chaud viendra accompagner le jour. Elle redonne le courage de continuer, même si le temps des maisons rassurantes est loin. Il suffit parfois de si peu pour que l’espérance revienne. Un parfum, un chant, le regard qui voit à nouveau la beauté du ciel ou d’une ombre sur un mur. Et quelque chose dans les cœurs épuisés se remet à battre. Et qu’importe que cela ne dure pas, que le poids des guerres et de la misère revienne écraser les poitrines. Le temps où la vision a été là a ouvert une fissure dans le mur qui obstrue la vie. Cette fissure là ne se comblera plus. Et elle, du chant qu’elle reprend maintenant, essaie de toutes ses forces d’agrandir la fissure…
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… Il y a tant d’amour dans le cœur de Jean.
Il y a des jours où tout l’amour qu’il porte en lui déborde. Il voudrait que chacun en ait sa part. Il voit si souvent que les cœurs des hommes sont pauvres. Mais personne ne peut combler le cœur d’un autre, il l’a appris.
Alors il donne cet amour si vaste à tout ce qui l’entoure. Il pense, comme elle, que les arbres, les pierres, les galets, contiennent l’amour qu’on leur donne longtemps pour que quelqu’un, un jour, passe et le découvre. Alors l’amour s’éveille même là où on le pensait éteint depuis longtemps. C’est silencieux. Ces passages-là n’ont pas besoin de mots. Ils se font par le regard, par la paume de la main, par un effleurement sur une roche ou une branche, c’est tout. Et c’est bien ainsi.
Que savait-il son guide de tout cela ? Il ne leur parlait pas des arbres, des pierres ni des galets mais parfois il posait sa main sur une épaule et c’était la terre entière qui réchauffait celui qu’il touchait. Est-ce que c’était cela ses miracles ?…
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… Ceux qui veulent faire de la vie une chose bien établie avec ceci puis cela et après cela encore ne veulent surtout pas du mystère. Ils veulent des chaussures qui tiennent un nombre bien défini de saisons mais c’est oublier que le vent peut user la route, que les pluies qui tombent parfois si violentes peuvent raviner le chemin, qu’une pierre sous une semelle peut venir à bout du pas le plus décidé et qu’on trébuche.
La vie aussi s’use au vent et sur les pierres des routes.
Et puis voilà, elle peut reprendre par surprise tout son éclat comme si on voyait les choses de tous les jours pour la première fois et on est heureux. Il suffit de si peu, la voile bien gonflée d’une barque sur la mer bleue et la poitrine s’ouvre large et on respire autrement, comme si on était à la proue du bateau, seul et libre, ou bien le chant d’une femme qui tisse et accompagne son mouvement régulier d’une chanson apprise par sa mère et la mère de sa mère, une chanson qui vous rassure et vous dit que les liens du fil et de la laine ne s’arrêtent jamais, qu’ils vont former peu à peu un motif et qu’on le verra apparaître pour peu qu’on soit patient… »
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Comme il fut difficile de choisir des extraits de ce livre qui raconte un moment de vie, une étape dans l’existence d’une mère. L’eau est très présente, les pierres, les galets, le souffle du vent, le dessin, l’écriture, une petite fille qui a perdu la parole, une femme instruite qui lit et écrit, des femmes, des hommes qui veillent les uns sur les autres, qui s’entraident naturellement, silencieusement…
Les personnages ne sont pas nommés sauf un, Jean. L’histoire se met en place doucement et l’on comprend celle qui se raconte là. Il y a pour tous ces êtres un avant et un après, ils ont vécu « la grande souffrance ». Ils sont comme aériens, en pleine mutation, dans le mystère de ce que sera demain, ils l’acceptent, avancent à leur rythme, chacun observe, grandit, laisse l’autre libre d’accomplir son destin sans entrave ni jugement. Quand deux souffrances se rencontrent, elles peuvent aller au plus profond de la douleur, l’extirper des entrailles et mettre au monde une vie nouvelle, un enfantement dans la douceur au sein d’une nature sauvage. L’écriture est belle, merci à Jeanne Benameur pour ce texte magnifique et si plein de délicatesse…
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Extraits de : « Vivre tout bas » 2025 Jeanne Benameur.
Illustrations : 1/ « Vierge de l’annonciation » Antonello da Messina 1430-1479 2/ « Vagues et rochers » 3/ « Paysage sombre » Carl Rottmann 1797-1850 5/ « Vagues » Paul Richard Schumann 1876-1946 4/ « Vagues sur des rochers » Alois Kirnig 1840-1911.
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Vivre silencieusement dans l’espérance…
BVJ – Plumes d’Anges.