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Aujourd’hui est pour moi un jour de fête et j’ai envie de me faire un cadeau : la lecture de cette lettre, adressée par R.M.Rilke au peintre Balthus né le 29 février 1908.
Je vous l’ offre en partage.
Certains ont l’art de relire le monde avec des yeux d’oiseau, lumineux et légers et je les en remercie chaque jour…
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» Mon cher ami B…
Il y a nombre d’années, j’ai connu au Caire un écrivain anglais, Mr Blackwood qui, dans un de ses romans, émit une assez gentille hypothèse ; il prétend là que, toujours à minuit, il se fait une fente minuscule entre le jour qui finit et celui qui commence, et qu’une personne très adroite qui parviendrait à s’y glisser sortirait du temps et se trouverait dans un royaume indépendant de tous les changements que nous subissons ; à cet endroit sont amassées toutes les choses que nous avons perdues (Mitsou par exemple), les poupées cassées des enfants, etc, etc.
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C’est là, mon cher B…, que vous devriez vous faufiler dans la nuit du 28 février, pour prendre possession de votre fête qui s’y cache, en ne rentrant à la lumière que tous les quatre ans !( J’imagine comme, dans une exposition d’anniversaires, ceux des autres seraient usés à côté de celui-ci qui se soigne, et qu’on retire, à de longs intervalles, tout resplendissant de son dépôt.)
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Mr Blackwood, si je ne me trompe pas, appelle le « crac » cette fente secrète et nocturne : or je vous conseille, pour l’agrément de votre chère mère et de Pierre, de ne pas y disparaitre mais d’y regarder seulement dans votre sommeil. Votre fête, je suis sûr, s’y trouve toute rapprochée, vous la verrez du premier coup, et peut-être aurez-vous la chance d’y entrevoir d’autres splendeurs encore. En vous réveillant le 1° Mars, vous vous trouverez tout rempli de ces admirables et mystérieux souvenirs et, au lieu de votre fête à vous, vous en ferez une aux autres, généreusement, en leur racontant vos impressions émouvantes et en leur décrivant l’état magnifique de votre rare anniversaire, absent, mais intact et de première qualité !
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Cet anniversaire discret et qui, la plupart du temps, habite une espèce d’au delà, vous donne certainement le droit sur beaucoup de choses inconnues ici ( il me semble plus important et plus exotique que l’oncle brésilien ). Je vous souhaite, mon cher B…, que vous soyez capable d’en acclimater quelques unes sur votre terre natale pour qu’elles y grandissent, malgré les difficultés de nos saisons incertaines… à peu près comme Mr de Jussieu avait fait avec ce cèdre du Liban qui est devenu l’ornement du Jardin des Plantes !
Quant à « notre livre », je pars terminer mon manuscrit ces jours-ci, en profitant de ces petits changements que Mr Vildrac propose et j’espère l’expédier, avec mon texte définitif, le 1° Mars : en l’honneur de votre fête.
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Que cela nous soit de bon augure pour notre succès commun et fraternel.
L’autre jour, à Zurich, j’ai donné l’ordre qu’on vous envoie un petit (mais très petit !)paquet, pour ce jour qui se trouve ainsi substitué à notre invisible fête ; j’espère qu’on sera précis : moi je le serai sans faute avec mes vœux sincères et avec toute mon amitié que je mets à votre disposition.
René. »
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Rainer Maria Rilke » Lettres à un jeune peintre » – Château de Berg-am-Irchel – canton de Zurich vers la fin Février 1921.
Illustrations : 1/ Peinture ornant l’Hôtel de ville de Ravensburg – 1744 2/ et 5/ détail assombri de « Paysage de montagne avec arc en ciel » 1810 – Caspar David Friedrich 1744 – 1840 3/ et 4/ « The Modern Baker » – 1907 – Éditions John Kirkland.
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S’évertuer à porter un autre regard sur les évènements pour les VIVRE mieux…
BVJ – Plumes d’Anges.