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« … De la cime de la montagne au lac, la neige recouvrait une si grande partie de l’univers de la fille que, près de la moitié de l’année, tout ce qu’elle voyait en regardant par cette fenêtre était un paysage au repos sous un manteau blanc.
Et pourtant, quelle que soit la longueur de l’hiver, le printemps faisait suite, son arrivée douce et, quelque part, surprenante, telles les notes d’un chant d’oiseau au réveil ou le floc de la gouttelette de rosée tombée d’une branche. À mesure que la neige fondait, des rochers noirs, du lichen gris et un tapis de feuilles marron se détachaient de la palette auparavant uniforme du sol de la forêt, et les silhouettes minces, argentées des arbres commençaient à se parer de vert tendre sur le fond de ciguë et de sapins. Ces jours-là, la fille quittait la maison au matin avec son père pour étudier un nouveau monde qui jaillissait de la boue de la forêt et de l’eau au bord du lac…
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… Pour ses douze ans, son père lui offrit un ensemble de silex et d’acier dans une bourse en peau de chevreuil. Et tandis qu’ils se tenaient en haut de la montagne, ce matin-là, surplombant la forêt et le lac, il lui annonça qu’ils devaient commencer à se préparer pour un long voyage, décider ce qu’ils allaient emporter et, même s’il connaissait le chemin, étudier les vieilles terres qu’ils allaient parcourir sur le plan qu’il conservait plié dans un livre.
La fille se tenait à côté de la tombe de sa mère. Elle écouta puis demanda : Où sur les terres ?
Vers l’est, dit l’homme, et il désigna le soleil qui brillait, comme s’il s’était levé ce matin à cette seule fin. Vers l’océan. Après toutes les peaux qu’on a tannées et les poissons qu’on a pêchés, on a besoin de sel. La racine de pacanier ne suffit pas. Si on remplit deux de nos plus grosses gourdes d’eau de mer, ça fait assez de sel pour tanner la peau d’un lièvre.
Comment on en trouve ?
On prendra nos marmites, on fera des feux dans le sable, et on fera bouillir autant d’eau de mer qu’on pourra. On devrait se mettre en route pour rentrer d’ici l’équinoxe d’automne.
Il y a une piste qui mène à cet océan ?
Plus maintenant dit l’homme…
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… L’ours retourna la fille du bout de son museau et lécha la croûte de sommeil et de sel dans ses yeux ; elle se réveilla au spectacle d’une éclipse de ciel floue, en forme de tête.
On est à la maison ? demanda-t-elle sans bouger, recroquevillée dans le sable, frissonnante.
Non répondit l’ours… »
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C’est un conte, un voyage au cœur d’une nature omniprésente. Les paysages, les plantes, les animaux sont les rois de l’histoire.
Un homme et sa fille – on ne saura jamais leurs noms – vivent sur le flanc d’une montagne, « la Montagne isolée ». Nul voisin, nul autre être humain, on sent que quelque chose s’est passé mais on ne saura jamais quoi.
Quelques livres, une vitre héritée des grands parents, une carte sont leurs seuls liens avec le passé. Le père enseigne à sa fille tout ce qu’elle doit savoir pour vivre en totale autarcie, il lui apprend à ressentir les murmures de la vie, à prévoir et devancer les manques, il lui transmet ses connaissances.
Ils fabriquent leurs outils, leurs vêtements, pêchent, chassent uniquement quand c’est nécessaire à leur survie. Au fil de l’histoire, quelques pages de « l’avant » se racontent. Puis vient le moment d’un départ vers l’océan, pour en rapporter son précieux sel. Dans ce périple, un évènement change le cours des choses.
Les descriptions des lieux, les émotions ressenties sont admirablement décrites. Le visible et l’invisible cohabitent, l’auteur nous offre une expérience singulière, il sait regarder et écouter. On ne peut s’empêcher de penser que vivre en harmonie avec la nature, avec sa douceur et sa rudesse, et enseigner à l’enfant les apprentissages pour qu’il déploie ses ailes le plus sereinement possible, sont avec l’amour et la beauté, les seules choses importantes d’une existence.
Notre société consumériste veut tout gommer, on ne réfléchit plus, on laisse des machines le faire à notre place, on nous parle d’intelligence artificielle, on bétonne les sols, on entre en guerre… ne serait-ce pas total égarement ?
Je vous invite à lire ce petit livre, son propos est enrichissant, la réflexion qu’il suscite est profonde. Il n’y a aucune image négative, aucun coupable désigné.
Tout est au contraire lumineux, nous sommes seuls mais accompagnés, la fin est très émouvante…
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Extraits de : « L’ours » Andrew Krivak 2020.
Illustrations : 1/« Chute d’eau » John Henry Twachtman 1853-1902 2/« Mont Monadrock » Abbott Handerson Thayer 1849-1921 3/« Vagues » Paul Richard Schumann 1876-1946 4/« Paysage de forêt » Albert Bierstadt 1830-1902.
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Réapprendre à vivre…
BVJ – Plumes d’Anges.