Esprits des lieux…

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« … Je pratiquais des rites à la gloire de la lune, mon astre. Je faisais appel à elle quand l’œil de mon esprit était vide. J’amalgamais la lune à la terre et voyais naître de cette union un rideau de lumière, avec des pieds drapés flamboyants qui caressaient les pâturages, et une ribambelle de têtes à deux cent vingt mille miles au-dessus des hommes. Le rideau était surplombé par l’archange Gabriel, ange de la lune, messager divin. J’avais entendu parler d’un rituel à faire, entre la nouvelle lune et la suivante, permettant d’invoquer la protection des archanges, de se couvrir de leurs ailes, le temps d’une lunaison. Ils étaient chacun maîtres en leur domaine, Gabriel était grand gardien de l’amour, de la clairvoyance et de la parole…

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… Quand j’étais enfant on parlait toujours des esprits dans ma région, des esprits qui prenaient des formes invraisemblables, ma grand-mère disait par exemple que celui de son ancien voisin s’était transformé en fer à repasser, c’est pour dire. Celui de Yeats, vous allez vous dire que je suis aussi fou qu’une punaise de lit, mais en visitant sa tour – vous savez, Thoor Ballylee ? – je l’ai immédiatement senti, je veux dire physiquement, il a profité que je franchisse le seuil de sa porte pour passer sur mon visage – je vous assure – une brassée d’air chaud, piquant, à la limite de la douleur. Savez-vous ce qui m’est arrivé ensuite ? On aurait dit que je me trouvais soudain sous une douche de cailloux, des cailloux invisibles, des cailloux fantômes qui se déversaient sur moi, un véritable éboulement sur mon crâne. J’ai cru me fendre. Et tout à coup… plus rien. Allez comprendre. Mais je vous empêche de lire, non ? Je suis trop bavard, excusez-moi.

Vous êtes sûr? Eh bien après cela, il y a eu comme un changement de décor et de lumière. Du rose partout, du sol au plafond. La pièce était entièrement envahie par un brouillard sublime, vous ne pouvez pas vous figurer la beauté de ce nuage. Je me suis mis à entendre quelque chose – vous savez, ça défile beaucoup dans ma tête -, cette fois c’était un oiseau qui chantait, si magnifiquement que j’ai cru que j’étais mort, que j’étais passé dans l’autre monde. Le brouillard lui, circulait, il était vivant, il remuait comme un animal. Je me suis levé, j’avais envie de le le suivre, d’aller dans la direction qu’il m’indiquait. Sa fumée pastel gagnait tout partout, embellissait tout, se faufilait dans tous les interstices, s’entortillait autour des lustres poussiéreux, enlaçait les étagères, éclairait sur son passage les tableaux sur les murs – je me souviens d’un bébé endormi recroquevillé sous une couverture. Je crois bien que c’était W.B. dessiné par son père quand il était enfant. Beau comme un astre sous le brouillard. Le chant de l’oiseau se rapprochait, de quelques pieds, de quelques pouces, puis il s’est collé à mon oreille. L’oiseau ne sifflait pas, il disait… il disait… des vers. Oui, il déclamait comme un type au pub se lance dans une tirade. Cet oiseau était même, je dirais, un vrai conteur, il portait le soleil et la lune – j’imagine que vous connaissez le poème – dans une coupe d’or et un sac d’argent. Eh bien figurez-vous qu’à l’époque, moi, je ne le connaissais pas, et c’est l’oiseau qui me l’a appris…

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... La rage s’est évaporée, noyée par les braves qui poursuivent le chemin de lauriers roses et de violettes, qui guidés par les vers du poète enchanteur continuent à tracer des lignes dans les cieux obscurs.
Rien n’a disparu.
Nothing has gone. »

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Madeleine se rend à l’enterrement de sa voisine à Roquebrune-Cap-Martin quand la radio délivre une information concernant le poète W.B.Yeats. Ce dernier fut enterré dans ce village en 1939, ses restes  ne purent être rapatriés en Irlande qu’en 1948, à cause de la guerre. Le problème soulevé par le journaliste est qu’en France Yeats fut « jeté » dans une fosse commune, alors qui donc fut envoyé dans son cercueil ? Une enquête commence…

C’est une roman à plusieurs voix dont l’écriture et l’architecture sont remarquables. L’auteure nous parle, par petites touches, d’inspiration, de poésie, de beauté, d’ésotérisme, de liberté, elle nous fait naviguer entre deux mondes, des personnages glissent de l’un à l’autre, entre visible et invisible, entre dit et non-dit, entre vérité et imaginaire. Des secrets émergent pour libérer la douleur inscrite dans la chair, des fantômes se lèvent et racontent l’Histoire, les rêves et les amours.

De nombreuses rencontres se font sur le chemin de Madeleine, le puzzle se met en place comme si l’âme du poète exigeait qu’ordre fut remis dans cette fosse commune… et dans la vie des personnages.

Là est encore une belle lecture, rafraîchissante,

elle incite à plonger dans la poésie de ce grand irlandais, quel cadeau !

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Extraits de : « Les amours dispersées »  2022  Maylis Besserie.

Illustrations : 1/ « Boglands »  2/ « Fin du jour sur les champs »  George William Russel   1867-1935.

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Planer, flotter, se mouvoir en douceur…

BVJ – Plumes d’Anges.

14 commentaires sur “Esprits des lieux…”

  1. Adrienne dit :

    oui on voyage aussi dans nos lectures 🙂

  2. Florinette dit :

    Oh je sens qu’il va me plaire ce livre ! En lisant le titre, je n’aurais jamais pensé qu’il renfermait une telle histoire. Merci Plumes d’Anges et doux dimanche.

  3. Dominique dit :

    oh oh quel beau cadeau tu nous fais je vais me précipiter là dessus évidement
    belle semaine pas trop chaude

  4. Merci Brigitte, tu as su nous rendre ce livre tentant et tes tableaux nous parlent de la belle Irlande !
    Bonne fin de journée, surement brulante dans ton Sud à cette heure…. Je t’embrasse.

  5. Béa Kimcat dit :

    De beaux tableaux.
    J’ai aimé mon voyage en Irlande avec mon défunt mari en 2006.
    Merci d’être passée sur mon blog à la suite de mon article consacré à Rosa Bonheur.
    Merci pour l’info !
    J’ai acheté cette semaine dans ma petite librairie une superbe revue le hors série Connaissance des arts Rosa Bonheur.
    Bonne fin de journée Brigitte

  6. eki eder dit :

    ton billet me donne envie de lire ce livre, merci pour ce partage.
    Très bonne fin de dimanche et semaine Brigitte. Muxu

  7. Anne dit :

    Bonsoir Brigitte, je ne connais pas cet auteur, mais tu la rends désirable. Je note des bribes, tu sais bien que souvent, je te suis. Bonne nouvelle semaine!

  8. Ulysse dit :

    On trouve toujours ici des textes merveilleux de subtilité et de poésie belle semaine Brigitte

  9. thé ache dit :

    l’esprit des grands (des poètes) ne meurt pas, il se fait entendre même quand le respect n’a pas toujours été au rendezvous….. de beaux paysages qui demandent à lire autre chose que le quotidien train train…

  10. Béa Kimcat dit :

    Coucou Brigitte
    Ce matin j’ai acheté le Hors Série Télérama Rosa Bonheur
    Encore merci.
    Bises et bon après-midi

  11. Béa Kimcat dit :

    Bonjour Brigitte
    Merci pour ton passage sur mon blog et ton commentaire.
    Aujourd’hui Rosa Bonheur est encore à l’honneur :
    http://kimcat1b58.eklablog.com/rosa-bonheur-au-musee-des-beaux-arts-de-bordeaux-a212724003
    Au plaisir de te lire.
    Bon jeudi

  12. Tania dit :

    Connaissant trop peu Yeats, je me rafraîchis la mémoire et je lis ceci : « Michel Déon, dans « Un taxi Mauve » (édition Gallimard, 1973) fait référence a W.B Yeats au travers d’une réplique de l’irlandais Dr Seamus : « Les Français étant a peu près le seul peuple civilisé sur terre, vous devez savoir qui est William Butler Yeats. Et bien, monsieur, tel que vous me voyez, j’ai été son grand ami. J’étais à Roquebrune quand il est mort. » (Collection Folio, p. 253) » (Wikipedia)

  13. Ulysse dit :

    Célébrons les poètes encore et toujours …ils nourrissent notre âmeBelle semaine Brigitte

  14. Anne dit :

    NB je relis ton article parce que j’avais oublié la référence; j’adore Yeats, j’ignorais qu’il était en France; et j’ai commandé le livre.
    Bisous, merci!!

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