Continent de beauté…

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« … Pour qui habite depuis toujours sur une île aride, apprendre qu’il existe un continent au-delà de l’horizon change la perception de l’univers, même s’il doit construire de ses mains le navire qui lui fera traverser l’océan…

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J’avais le pouvoir de changer la réalité, même si ce n’était qu’à l’intérieur d’un cadre limité. Je pris conscience ce soir-là de l’immense jouissance de la fiction qui nous aide à remettre la vie d’aplomb, de la fiction qui concurrence la réalité par l’invention d’un monde rendu vivable, avec ses personnages imaginaires, ses règles invraisemblables, ses monstres terrifiants que des épées invincibles finissent par transpercer. Et même si Denis ne l’aurait pas admis, j’avais raison à ma manière : il n’y a pas un artiste qui ne soit occupé à échafauder des chimères ; pas un artiste qui ne soit un maître de ce mensonge qui aide à vivre. Pas un artiste ; pas un enfant…

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Dans quel cheminement était-il engagé ? Et si c’était lui qui avait raison ? Et si la seule chose à faire était de rompre avec nos habitudes, avec la vie que nous connaissions, pour n’être plus personne, se recommencer ?…

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« Tu sous-estimes le pouvoir de la beauté, dit Florence. La beauté et la bonté, voilà ce que nous devrions tous poursuivre, chaque jour, sans concession. »…

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… – « Comment vous remercier ? dis-je à Bachir alors qu’il me raccompagnait vers la route.

– Nous aurons toujours besoin de la beauté, répondit-il, autant que de légumes. Pour reprendre courage. Il nous faudra du courage devant ce qui vient. »

À partir de ce soir là, la montagne fut différente. Être entouré de personnes bienveillantes vous donne une force surhumaine. Vous devenez un morceau d’une entité, d’un essaim d’abeilles qui œuvre à la réalisation d’une tâche commune, qu’on appelle harmonie, entraide ou fraternité. Les idées deviennent palpables quand vous les partagez avec d’autres. L’univers devient meilleur…

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Le monde a continué de s’effriter à une vitesse que nous n’avions pas osé imaginer, comme une falaise de craie sous l’effet d’une érosion accélérée, laissant tomber de grands blocs de ce qui semblait le constituer à jamais. On croit notre monde impérissable, une forteresse de valeur imprenable, jusqu’au jour où il prend l’apparence d’un fétu de paille que le moindre coup de vent suffit à dégager. On croit que quand une catastrophe arrive, elle balaie tout sur son passage. Tabula rasa. C’est faux. Elle détruit certaines choses et en laisse d’autres persister. Elle sauvegarde les structures anciennes ; elle les renforce, même…

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Chaque jour j’apprends les vertus du temps. Je regarde les fossiles incrustés dans la craie, ceux qui remontent quand je retourne un lopin de terre : la moindre chose dans la nature a besoin de temps. Et nous, les artistes, nous les humains, nous voulions que nos entreprises aillent vite. Nous voulions produire, sans nous soucier du fait que rien de vrai ne peut sortir d’un substrat mal digéré. J’ai appris à être humble. J’ai appris la joie. J’ai appris qu’elle n’est rien d’autre que le sentiment inconditionnel de la vie qui persiste une fois réduits au silence les bruits qui la rendait inaudible. La joie est le bruit de la rivière quand les grillons se sont tus et que l’on perçoit à nouveau l’aigu du clapotis, la médiane du courant et les basses du flot sur les grosses pierres. J’ai appris à connaître toutes les pierres de la rivière. J’ai compris que ces pierres n’ont pas besoin d’apprendre à me connaître ;  que la nature n’a pas besoin de moi. Que moi seule ai besoin d’elle… »

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L’héroïne de ce roman est née dans un milieu défavorisé à Calais. Élevée par une mère célibataire et alcoolique, violentée dans le collège de sa jeunesse par une bande d’irresponsables, elle a une révélation quand un courageux professeur emmène sa classe à l’Hôtel Biron pour y découvrir les œuvres d’Auguste Rodin. Sabrina est en extase, elle observe, s’émerveille, scrute les détails. Ce jour-là, elle décide : elle vouera sa vie à la beauté.

Elle se met à dessiner, va aux Beaux-Arts, étudie, lit pour combler ses lacunes, sa volonté est impressionnante, pourtant le chemin sera semé d’embûches. Victime de prédateurs, soutenue par le retour à la terre, à la simplicité et la solidarité, Sabrina cherche l’inspiration au milieu des doutes. Jamais elle ne perdra de vue son seul but, vivre par et pour la beauté. Elle tombe et se relève dans notre monde en crise jusqu’à l’acceptation totale d’elle même.

C’est une roman d’aujourd’hui, une critique de notre monde consumériste. L’auteure  est brillante, on sent sa grande culture, initiée à l’Art contemporain, elle nous parle de lieux et d’artistes qui ont un vrai parcours, se désole de l’art lié uniquement à l’argent et aux spéculations. Une grande place est donnée aux problèmes rencontrés par notre monde aujourd’hui, l’écologie, les migrants, elle prône un retour à l’essentiel, à la quête de notre humanité profonde.

Là est encore une très belle lecture, quelle chance !!!

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Extraits de : « La mélancolie du monde sauvage »  2021  Katrina Kalda.

Illustrations : 1/« Étude de nu »  Henri Lehman  1814-1882  2/« Paysage du Ventoux »  Pierre Grivolas  1823-1906.

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Suivre les chemins de la beauté et de la bonté…

BVJ – Plumes d’Anges.

16 commentaires sur “Continent de beauté…”

  1. Fiorenza dit :

    La laideur engendre la violence comme l’ouragan dévaste
    les plus beaux jardins : à Versailles nous disait Alain Baraton,
    en visite dans le Centre-Bretagne il y a peu, la désolation de l’hiver 1999
    a généré une transformation totale du site .
    Les arbres et les massifs déchiquetés ont fait place à un parc repensé,
    plus en accord avec notre sensibilité contemporaine…

    L’harmonie et la beauté sont sœurs jumelles…avec leur mère bienveillance,
    voilà ce que m’inspire le texte ici proposé : parfaite réflexion pour les temps
    que nous vivons, chère Brigitte 🌳
    Derrière les images dramatiques se cachent rarement des décors admirables :
    à nous d’apporter notre brin dans la prairie étalée sous nos yeux 🍃

  2. thé ache dit :

    la question de la beauté traverse la question da la réalité, les deux questionnent la vérité, le savoir et la connaissance sont incomplets si l’imaginaire et l’imagination ne sont pas appelés à se confronter, la modernité est de se débarrasser du rendement, et de la vision de nos existences posée comme à n’être que rentable ?

  3. Dominique dit :

    une lecture bien tentante

  4. Aifelle dit :

    Je n’ai rien lu de cette autrice jusqu’à présent ; les extraits me donnent envie de me lancer.

  5. gazou dit :

    je note le nom et le titre…Ce que tu nous en dis donne envie de le lire

  6. Dédé dit :

    Il faut être solide, dans un tel monde, de croire encore à la Beauté. Mais pourtant, c’est bien la beauté qui élève l’âme et qui fait croire qu’un mieux est possible. C’est pour cela que j’aime aller dans les musées, contempler les toiles de mes peintres préférés. C’est aussi pour cela que j’aime lire car les mots font du bien. Merci de me suggérer encore un beau texte dont je vais noter la référence. Bises alpines.

  7. Il y a à chaque fois de belles perspectives ici ! Merci.
    Bonne journée ! Peut-être un peu moins chaude ? … A voir.

  8. Marie Minoza dit :

    Des extraits qui donnent envie de s’approcher au plus près de ce livre…
     » Trouver la beauté
    Même au milieu de la boue
    Pour chanter la vie… »

  9. daniel dit :

    Je pense que la beauté peut être un accélérateur d’émotions , de vibrations et d’élévation de l’âme. Belle journée Brigitte.

  10. Béa Kimcat dit :

    Beauté à découvrir
    Bises

  11. Den dit :

    Extraordinaire billet, extraordinaire roman écrit pour Katrina Kalda, estonienne d’origine, que je découvre. Artiste contemporaine, simple et brillante à la fois, interroge sur la place de l’Art dans un monde en crise. Sa plume est alerte, profonde. Magnifique.

    J’ai recherché….. et je ne peux que déposer – si tu n’y vois pas d’inconvénients, dans un prochain billet, une vidéo qui reprend bien, et longuement, des extraits essentiels.

    Dans cette vidéo (les passagers du livre) organisés avec la librairie Majuscule Surre et la Médiathèque de Foix – l’Estive Scène nationale… rencontre menée par Astrid Cathala…..

    https://youtu.be/chRy6HKkycY

    La beauté est nécessaire car elle nous permet de croire que tout est encore possible sur notre continent plein de merveilles. Voir sans violence, dans l’harmonie du temps, notre imaginaire.

    La beauté que tu nous proposes là, brigitte, nous apprend la joie qui ose « se recommencer » .

    Et pour cela je t’en remercie sincèr’aimant.

    Doux après-midi.

  12. Den dit :

    écrit par Katrina Kalda… pardon, tu auras corrigé…..

  13. Un monde à découvrir avec des idées qui émeuvent… merci pour les extraits et la belle iconographie. Bonne journée

  14. Anne dit :

    Quel beau billet, Brigitte ; il nous amène à réfléchir à la vérité des lieux, à la réalité, à la beauté, à l’harmonie. Par là même, de la beauté , nous sommes conviés à la joie qui nous habite lorsqu’elle est présente ou lorsque nous savons la voir.

  15. Colo dit :

    Des extraits très puissants ! S’interroger sur la place de l’art, de la beauté dans notre monde en crise…
    Merci, c’est noté bien sûr.
    Bon week-end, un beso

  16. Florinette dit :

    C’est encore une magnifique lecture que tu nous présentes et qui nous rappelle que nous sommes tous des créateurs de ce monde et que nous pouvons y ajouter cette beauté qui rayonne déjà en nous. Merci Plumes d’Anges pour ce beau moment et doux dimanche, je t’embrasse.

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