L’Aventure humaine…

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« … Ce qui me paraît important, c’est le Chautauqua, voilà le seul mot que j’aie trouvé pour exprimer ce que j’ai dans la tête. On appelait Chautauqua, autrefois, les spectacles ambulants présentés sous une tente, d’un bout à l’autre de l’Amérique, de cette Amérique où nous vivons. C’étaient des causeries populaires à l’ancienne mode, conçues pour édifier et divertir, pour élever l’esprit par la culture. Aujourd’hui, la radio, le cinéma et la télévision ont supplanté le Chautoqua. Il me semble que ce n’est pas vraiment un progrès. Mais peut-être le courant de la conscience va-t-il plus vite, à l’échelle de la nation ? Dans le Chautoqua qui commence ici, je ne veux pas ouvrir de nouvelles voies à la conscience, mais simplement un peu davantage les anciens chenaux, comblés par des débris de pensées poussiéreux et de platitudes infiniment répétées. « Quoi de neuf ? », voilà une question éternelle, toujours intéressante, toujours enrichissante ! Mais si l’on en reste là, il n’en résulte qu’un étalage de trivialités à la mode, le tout-venant de demain. J’aime mieux cette autre question : « Qu’est-ce-qui est mieux ? » – question qui va en profondeur et qui permet d’atteindre la mer. Il y a dans l’histoire de l’humanité des époques où les chemins de la pensée ont été tracés, si fort qu’aucun changement n’était possible et que rien de neuf n’arrivait jamais. Le « mieux » était alors affaire de dogme. Ce n’est plus le cas. De nos jours, le courant de conscience collective semble déborder, perdre sa direction originelle, inonder les terres basses, séparer et isoler les hautes terres – sans autre finalité que l’accomplissement stérile de son propre élan. C’est ce chenal qu’il convient aujourd’hui de creuser…

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Je voudrais parler maintenant d’un autre genre de sommets : les sommets de la pensée humaine, qui, d’une certaine façon, me semblent provoquer des sensations analogues à celles qu’on éprouve en gravissant les hautes montagnes.

Si nous considérons l’ensemble du savoir humain comme une énorme structure hiérarchique, les sommets de la pensée se situent dans les régions les plus élevées, au niveau supérieur de la généralité et de l’abstraction.

Rares sont ceux qui y accèdent – et il n’y a aucun profit véritable à tirer d’une ascension de ces hauteurs. Pourtant, on peut leur trouver une beauté austère, qui justifie l’effort de l’escalade. Dans ce haut pays de l’esprit, il faut s’accoutumer à l’air raréfié de l’incertitude, à l’immensité des questions et des réponses. Les espaces qui s’ouvrent devant la pensée sont tellement plus vastes que ce qu’elle peut saisir, qu’on hésite, qu’on recule, de peur de se perdre et ne jamais retrouver son chemin. Qu’est-ce-que la vérité, et comment peut-on jamais être sûr de la détenir ?… Comment peut-on être sûr de quoi que ce soit ?… Y-a-t-il un moi, une âme qui puisse connaître le vrai, ou bien cette âme n’est-elle qu’un ensemble de cellules qui a pour fonction de coordonner les sens ?… La réalité est-elle un changement incessant, est-elle au contraire fixe et immuable ?… Quel est le sens même du mot « signification » ?…

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Le passé n’existe que dans nos souvenirs, le futur n’existe que dans nos projets. Le présent est notre seule réalité. L’arbre dont on prend intellectuellement conscience, à cause de ce bref laps de temps, est toujours situé dans le passé. Il est donc toujours irréel. Tout objet conçu intellectuellement est toujours situé dans le passé – et, par conséquent, irréel. La réalité n’est que l’instant de la vision qui précède la conscience. Il n’y a pas d’autre réalité. Cette réalité préintellectuelle n’est autre que la Qualité. Phèdre sentait qu’il avait touché juste en la définissant ainsi Puisque tous les objets identifiables par l’intelligence émergent nécessairement de cette réalité préintellectuelle, la Qualité est la source et l’origine de tout sujet et de tout objet.

Phèdre se disait que, si les intellectuels ont en général beaucoup de mal à comprendre ce que c’est que la Qualité, c’est qu’ils se dépêchent de donner à toutes choses une forme intellectuelle… »

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 Dans les années 70, un père et son fils partent pour un road trip en moto depuis le Minnesota jusqu’en Californie, quelques amis apparaissent au fil de l’aventure. Chaque jour, il faut ausculter la machine (la moto), l’ entretenir, démonter des pièces si besoin est, pour mieux comprendre…

Robert semble appliquer ce principe à lui-même. Ancien professeur, il a sombré dans une dépression, voulant pousser à l’extrême une théorie du concept de « Qualité » : l’Homme se doit d’être en adéquation totale avec ses créations, ses mots doivent être choisis et sonner parfaitement juste, il doit viser l’excellence. Celui qu’il était à ce moment de sa vie, cette partie de lui-même, il l’appelle Phèdre. Et Phèdre semble a été son ennemi.

Ce voyage, il l’entreprend pour comprendre, pour démonter et réparer un passé douloureux, son pauvre petit garçon Chris est là à contrecœur, une question lui brule les lèvres…

Il est difficile de parler de ce livre, – son titre pour le moins insolite a peu à voir avec son contenu – pourtant il m’a passionnée, la réflexion qu’il suscite est profonde. Il y a beaucoup de métaphores, c’est une « psy-analyse » sur fond de philosophie, de nature, de souvenirs, de conditions souvent difficiles, de science, de méditation, de dialogues, de silences.

Étonnant récit que ce Chautoqua personnel, je le relirai très volontiers, il y a quelques longueurs mais je suis certaine d’y faire de nouvelles découvertes. Nos sociétés ont un besoin urgent de se réinventer, de laisser leurs vieux schémas derrière elles pour donner place à une humanité à la hauteur du fascinant cosmos. J’ai commandé la suite à la bibliothèque, une surprise à venir…

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Extraits de : « Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes »  Robert M.Pirsig  1928-2017.

Illustrations : 1/ « Brume et arc-en-ciel dans le Canyon de Yellowstone »     2/ « Chutes d’eau dans l’Idaho »  Thomas Moran 1837 – 1926.

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S’améliorer…

BVJ – Plumes d’Anges.

8 commentaires sur “L’Aventure humaine…”

  1. Fiorenza dit :

    Avec toi, chère Brigitte, nous démarrons la semaine sur les chapeaux de roue !

    La philosophie n’étant pas l’amour ou la recherche de la vérité
    mais de la sagesse, voilà un guide qui pourrait orienter
    les voyageurs de la vie que nous sommes tous…

    Les illustrations toujours percutantes contribuent à évoquer
    le bouillonnement physique et intellectuel suscité par Robert M.Pirsig,
    auteur que je découvre ce matin .
    La mémoire, notre précieuse mémoire, nous ramène évidemment
    vers le passé proche ou lointain, comment pourrait-il en être autrement ?
    Et si nous décidions de la mettre un peu en vacances, elle aussi,
    afin de nous concentrer sur le PRÉSENT, sur la BEAUTÉ et la QUALITÉ
    suggérées dans ce texte ?
    Vaste programme, bien sûr, mais nous pouvons tenter de prendre cette route !

    Avec toute mon amitié 🦋

  2. Den dit :

    Fiorenza a raison brigitte : « nous démarrons la semaine sur les chapeaux de roue »… la canicule s’y rajoutant, je vais revenir vers toi et relire ton billet plus attentivement…. ce que j’en ai retenu, entre autres, et que l’on pourrait développer davantage :

    … « Le passé n’existe que dans nos souvenirs, le futur n’existe que dans nos projets. Le présent est notre seule réalité ».

    Merci à toi de repousser nos limites jusqu’au bout de nous-mêmes….tous nos questionnements sur « l’aventure humaine »…. fascinante sagesse qui devra se découvrir autr’aimant, isn’t !!
    douce journée à toi, et par là même douce semaine.
    Amicalement

  3. thé ache dit :

    Zen et motocyclette c’est assez inattendu, la pensée se nourrit d’elle même, il faut qu’elle se découvre valeurs en relation avec les plus hautes, que ce soit en sciences, en philosophie, en poésie, la pensée se nourrit des paysages et des gens, la pensée se nourrit du présent qui sans cesse interroge sur sa vérité ?

  4. Aifelle dit :

    J’ai quelquefois vu ce livre sur les tables des librairies, sans m’y attarder. Je viens d’aller voir la biographie de l’auteur, quel étonnant personnage ; son parcours n’a pas été des plus faciles. Les illustrations sont comme toujours parfaites pour accompagner la lecture. Bonne semaine. Bises.

  5. Ben dites donc, quel titre ! Merci de nous donner envie d’aller plus avant dans la lecture de cet ouvrage. et une fois de plus merci pour la belle iconographie ! Belle journée à vous

  6. Marie Minoza dit :

    Tu nous offres des mots à méditer…Pour aujourd’hui je retiens:
    « Le passé n’existe que dans nos souvenirs, le futur n’existe que dans nos projets. Le présent est notre seule réalité. »

  7. Ulysse dit :

    C’est un récit que j’ai lu quand j’avais 35 ans et qui m’a beaucoup marqué car à l’époque je vivais aux États Unis . Merci de me le remettre en mémoire Un peu dans la même veine il faut lire aussi Désert Solitaire d’Edward Abey https://gallmeister.fr/livres/35/abbey-edward-desert-solitaire
    Beau Week end

  8. Florinette dit :

    Un bien drôle de titre… sans ton article je n’aurais jamais pensé que ce livre renfermait autant de réflexion sur la quête de sens. Il y a des livres comme cela qui demandent plusieurs lectures, comme si leur contenu correspondait à un degré de notre évolution et qu’il faut traverser quelques expériences pour bien comprendre ce que l’auteur veut exprimer. Merci Plumes d’Anges et doux dimanche, je t’embrasse.

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