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« ... Je m’appelle Giacomo, comme le saint patron de Prats – Prazzo en italien -, le village au fond de la vallée où j’ai passé mon enfance avec ma mère, dans la maison du grand-père Giacomo et de sa femme Desideria, déjà veuve quand il l’épousa. Mon grand-père aussi était veuf avant de se marier. Mais la femme à qui il avait passé la bague au doigt était morte juste après avoir mis au monde mon père. En somme, les deux seules personnes auxquelles j’étais lié par le sang étaient mon grand-père et ma mère, qui porte d’ailleurs un bien joli nom, Lunetta, « petite lune », parce qu’au moment où elle poussa son premier cri ici-bas, un croissant de lune apparut à la fenêtre.
Nous habitions une maison spacieuse et commode, donnant sur les méandres de la Maira, entourée d’un vaste pré sur lequel avaient spontanément poussé des bosquets de jeunes aulnes et de bouleaux à l’écorce argentée. Chaque année, les troncs de mélèze coupés au sommet dévalaient la pente avant d’être empilés dans ce pré pour le séchage. Même quand j’étais tout petit, mon grand-père m’emmenait parfois voir les troncs dégringoler dans la montagne, et je m’en souviens bien, car ils rebondissaient et faisaient un vacarme énorme. Je n’aimais pas les entendre se fracturer contre les pierres, mais je humais de toutes mes narines la forte odeur qu’ils charriaient avec eux, un délicieux mélange de résine, d’herbe écrasée et de terre humide. J’avais l’impression que ce parfum était le souvenir qu’ils laissaient aux bois qui les avaient vus naître.
Je suis resté dans cette maison jusqu’à mes huit ans, ne faisant rien d’autre que grimper aux arbres, courir après les agneaux, pêcher dans la Maira, accompagner parfois Desideria aux champignons dans le sous-bois. Et puis un jour, on me conduisit auprès d’un vieux prêtre qui ne passait par Prazzo que l’été. À son tour, le curé m’emmena au monastère de Pedona, à Borgo San Dalmazzo. Un lieu éloigné, à trois ou quatre jours de marche, là où commence déjà la plaine. Le monastère avait jadis connu des jours fastes, mais les choses avaient bien changé : les moines étaient tous partis et ce prêtre était devenu une espèce de gardien de l’église, de la crypte et de tout ce qui restait des anciens bâtiments alentour.
« Le moment est venu pour toi de recevoir un peu d’éducation, d’apprendre quelque chose que tu ne trouveras pas chez nous. Don Egildo sera ton maître en échange de menus services, chez lui et à l’église, pendant la messe. Je suis sûr que tu te plairas là-bas. » Une fois de plus, mon grand-père s’était contenté de quelques mots, auxquels personne n’avait songé à s’opposer…
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… En 1915, l’année de mon retour dans le val Maira, l’Italie entra en guerre…
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... Les officiers de Cuneo avaient laissé entendre que la guerre serait rapide comme l’éclair, elle durerait un an tout au plus, et la victoire nous tomberait dans le bec. Mais Grand-Père savait qu’ils avaient commencé à ouvrir d’autres fronts, et il se doutait que la guerre durerait plusieurs saisons.
Et moi dans tout ça ?
Toi tu feras le caviè parce que les cheveux restent encore la denrée la plus précieuse, et que je ne voudrais pas que les femmes, là-haut, dit-il, le doigt pointé vers les montagnes, quelqu’un d’autre prenne leur butin. J’en connais qui ne sont pas partis à la guerre et qui ne demande qu’à faire main basse dessus. C’est pour ça qu’il faut rester à l’affût et se tenir prêt à prendre la route à tout moment.
– Mais je ne suis pas caviè, moi. Je ne t’ai accompagné que deux ou trois fois.
– Foutaises! Tu seras meilleur que moi. Tu as toutes les qualités requises : tu es jeune, tu ne manques pas de distinction, tu parles bien, tu es convaincant, et tu as le charme de l’étranger. Après les dix années passées loin du village, tout le monde a oublié que tu étais d’ici. Si tu ajoutes à ça un peu de gentillesse et de boniment, qui te viendront avec le temps, tu feras un parfait pellassier… »
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Un joli roman qui se passe donc dans les Alpes italiennes, tout près de la France, aux alentours de la guerre de 1914-1918. Le grand-père est un personnage très autoritaire qui mène sa famille et ses affaires d’une main de fer. Son fils fuyant cette autorité, est parti travailler en France, espérant mettre de l’argent de côté pour faire venir sa femme et son unique enfant. Malheureusement, il y meurt accidentellement.
Le grand-père décide que son petit-fils, après dix années d’école, prendra sa suite. Celui-ci se révèle en effet doué et courageux, malgré sa jambe boiteuse. Il aime profondément ces paysages que l’auteur nous décrit fort bien. Mais il a quelque chose de plus que son aïeul, c’est son grand cœur et l’intelligence de ce cœur. Chaque année au printemps, il va sur les sentiers alpins du Piémont, recueille les histoires de ces femmes et de ces hommes qui ont traversé l’hiver dans une grande solitude. Il tisse avec eux des liens de solidarité, Giacomo aime les gens et ils le lui rendent bien, il est bienveillant, a conscience d’être un privilégié, cherche à aider ceux qui vivent des difficultés, les affaires, qu’il sait importantes, viennent après. Il fait de belles et importantes rencontres qui marquent sa jeune existence.
J’ai été très intéressée par la vie dans ces magnifiques montagnes, à cette époque, peut-être parce que les noms des villages, des rivières me parlent, j’aime énormément balader dans ces régions. Savoir comment vivaient les anciens, les raisons de l’immigration en France ou ailleurs, la découverte de ce commerce de cheveux des pauvres pour en faire des perruques pour des plus riches… font un roman rude et tendre à la fois que je vous recommande vivement.
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Extraits de : « L’inventaire des nuages » 2024 Franco Faggiani.
Illustrations : 1/ »Moissons » 2/« Voyageurs dans les montagnes » Carlo Ademolo 1824-1911.
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Cultiver l’intelligence du cœur…
BVJ – Plumes d’Anges.
Cet extrait est plein de charme, ce « je-ne-sais-quoi » très doux :
l’odeur de résine et d’herbe humide arrivant jusqu’à nous,
les prénoms anciens, la maison spacieuse entourée d’un vaste pré,
composent un ensemble qui nous remonte du passé de nos grands-parents .
Nous ressentons, chère Brigitte, ton amour pour ces paysages italiens,
ta conscience aiguë du temps où la lenteur, les distances,
la sobriété de la vie quotidienne, rythmaient TOUTES les existences…
En un siècle, disaient nos grands-mères, c’était avec des bottes de sept lieues
qu’elles avaient traversé les années…
Je partage ton état d’esprit en ce début de saison froide et t’embrasse chaleureusement .
Les extraits me donnent très envie de me lancer dans cette lecture qui me fait penser a Rigoni Stern.. L’histoire, l’écriture, le contexte historique. Je ne connaissais pas ce commerce de cheveux. Une belle suggestion pour commencer la semaine. Bises Brigitte.
Ton extrait me donne vraiment envie de le lire…
Ce commerce de cheveux me fait penser à un autre livre: « La Tresse » de Laetitia Colombani
« Mon ouvrage est terminé.
La perruque est là, devant moi.
Le sentiment qui m’envahit est unique.
Nul n’en est le témoin.
C’est une joie qui m’appartient,
le plaisir de la tâche accomplie,
la fierté du travail bien fait.
Tel un enfant devant son dessin, je souris. »
il y a des souvenirs qui viennent de loin, géographiquement et historiquement, dans des régions qui depuis on été ouvertes au tourisme, ces mémoires nous font percevoir ce qui fut et qui est perdu, mais qu’il est important de se rappeler, d’autan que des sentiments, des émotions eux sont toujours vivants et sensibles…
J’ai appris grâce à toi ce qu’était un pellassier…
Merci ma Plume, d’avoir agrandi ma culture générale…
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ce livre me fait penser à l’île de Giani Stuparich
je le note imméidatement car j’aime ce type de roman
je note, coup de coeur en lisant ton billet
merci Brigitte
bon lundi
J’accompagnerais volontiers ce personnage « sur les sentiers alpins du Piémont », tu donnes envie d’entrer dans ce roman. Merci, Brigitte. (Le cavié, c’est un autre nom pour désigner ce marchand de cheveux ?)
cavié est le nom italien, pellassier a le même sens en provençal…
J’ai cru, effectivement, que c’était un extrait de Mario Rigoni Stern… Merci pour cette découverte. Hélas, mille fois hélas, ce livre n’est pas à la médiathèque, ni à celle de Chalucet, ni à celle de Sanary. Mais je vais faire deux suggestions d’achat. Car il me tente bien.
Par chance ce livre est dans une de mes deux médiathèques alors je viens de le noter car tu t’en doutes avec tes extraits tu me donnes vraiment envie de découvrir cet auteur italien…
« Enfant, je m’étais toujours demandé pourquoi les hommes s’obstinaient à vivre dans ces lieux si hostiles, et pourquoi ils n’étaient pas descendus vers la plaine […]. Pour la plupart des gens, […] ce qui comptait vraiment, ce n’était pas l’envie d’un autre horizon, mais l’endroit où la graine était tombée, les racines. Les hommes des montagnes sont comme les plantes : quand on naît à un endroit, on y reste et on se débrouille avec le peu qu’on a, jusqu’à ce que survienne la tempête, la foudre ou une idée qui vous en arrache. »
Merci brigitte… une grande envie de lire ce 1er livre de Franco Faggiani dans son entier.. Une écriture qui permet d’entrer très rapidement dans une ambiance émotionnelle, une époque, des paysages alpins, ainsi que dans un savoir-faire ancestral…à la recherche de belles chevelures féminines.
Cavier, pellassier… comme Marie cet extrait me faire penser à la Tresse de Laetitia Colombani que j’ai beaucoup aimé.
Un beau roman d’apprentissage, poignant et humain à découvrir volontiers.
merci beaucoup .
J’aime également aussi les deux illustrations qui ornent cet « l’inventaire des nuages »
doux après-midi.
Un beau moment de lecture ce passage du livre et ta présentation… Belle soirée !
Comme Marie Minoza, le commerce de cheveux me fait penser à « La Tresse » de Laetitia Colombani, un excellent roman qui a été porté au grand écran. Les illustrations de Carlo Ademolo sont d’une grande beauté.
Coucou. Voilà qui me donne envie de courir lire ce livre. L’intelligence de coeur, elle n’est pas donnée à tout le monde. Et il faut la cultiver car le coeur peut s’assécher, petit à petit. Bises alpines.
Oh vilaine tentatrice, sans hésiter cent lecture. Comme toi j’aime savoir comment vivaient les gens avant et…les balades en montagne, même si je connais mieux les Pyrénées que les Alpes.
Bon week-end, un beso
Il faut se rappeler comment vivaient nos ancêtres pour rendre pleinement hommage au don de la vie qui nous a été fait et la vivre pleinement en ne pleurnichant pas pour des billevesées Belle semaine à toi Brigitte
Il est certain que ce roman de pleine nature, sur des chemins que tu sembles bien connaitre est très tentant ! Il arrive que la vie de nos ancêtres puisse éclairer la nôtre. Merci pour ce rappel ! Bises douces de fin d’année.