Enigme…

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« … Je suis là, derrière vous.

Vous ne me voyez pas, vous ne m’entendez pas.

Vous ne soupçonnez même pas ma présence.

Mais je vous observe, comme on observe des poissons rouges dans leur bocal.

J’ai à ma disposition toutes sortes de ruses.

J’ai de quoi vous faire tourner en rond durant des heures,

des jours, des semaines. Tous autant que vous êtes.

La partie va être longue.

Tant mieux…

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… Elle avait gardé Scarlatti pour la deuxième partie. Six sonates interprétées avec une délicatesse et une maestria qui ont laissé le public époustouflé. Ce n’était plus la célébrité brillante de la première intégrale ni la mélancolie de la seconde : Terzian le jouait dans une plénitude sobre, déterminée, accomplie. Elle retournait la musique comme un gant, elle lisait à travers elle comme à travers une eau cristalline. Ses mains noueuses, sa silhouette marquée par la voussure de l’age semblaient aimantées par le clavier.

Je pensais à la succession d’interprètes qui avaient fait vivre cette splendeur à travers le temps. À ces rares volumes manuscrits, qui auraient pu être dix fois détruits, mais qui avaient été copiés avec ferveur, échappant ainsi aux outrages de l’oubli pour être réinventés de génération en génération. À ces pièces qui, presque trois siècles après leur création, avaient gardé le pouvoir de rassembler, comme elles le faisaient, ce soir, des êtres que tout aurait dû séparer, l’age, le degré de richesse, l’éducation, la couleur de la peau. J’ai pensé que dans le monde, à cette heure, la fureur et la haine embrasaient la planète un peu partout, qu’on mourait ici dans le bruit des fusils, là dans la détresse des famines et des exils. Mais ce soir, une fraction d’humanité s’était donné rendez-vous, à l’abri des notes, pour se réconcilier, se recueillir dans la joie pure d’une communion musicale.

La fin du récital a été à couper le souffle. Pas tant à cause de la virtuosité de Manig Terzian que de sa subtilité dans l’interprétation du programme qu’elle avait composé. Aux pièces rapides et légères, elle parvenait à imprimer une forme de lenteur méditative, une profondeur délicate et poignante. L’or et le miel coulaient de ses doigts…

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Mon visage était humide quand elle a terminé de jouer ce dernier bis. Je n’ai pas l’habitude de me laisser aller en public. Mais cette femme m’avait rappelé que, malgré les coups de poignard, malgré les outrages que la vie nous inflige, elle pouvait encore, sans prévenir, nous inonder de joie, pour peu qu’on accepte de la laisser venir à soi… »

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Roman choral à six voix, sur fond de sonates pour clavecin de Domenico Scarlatti.  555 sont à ce jour répertoriées mais un bruit court : une nouvelle partition serait apparue.

Les personnages se dévoilent ici un à un, dans un ordre régulier à neuf reprises. Les facettes des caractères et des comportements sont diverses, les réactions des uns et des autres tantôt nous émerveillent, tantôt nous attristent. Ils se mettent à nu, nous livrent leurs qualités, leurs faiblesses, leurs amours, leurs trahisons, leurs doutes, leurs lignes de vie… Ils évoluent et se métamorphosent sous nos yeux, une formidable énigme les relient au cœur d’une histoire qui va crescendo et finit en apothéose. Celle-ci est comme une pièce musicale, elle a ses mouvements, ses adagio, allegro, staccato, vivace… Sa musique nous soulève, c’est une superbe lecture, je n’y mets aucun bémol,  et il est n’est pas interdit de lire en écoutant le divin Scarlatti

Dominique en avait parlé — >

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Extraits de : « 555 »  2022  Hélène Gestern.

Illustrations : 1/ « Visage » Étude   Friedrich Wilhelm Schadow  1788-1862  2/ « Nature morte » Bartolomeo Bettera  1639-1688.

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Parvenir à comprendre…

BVJ – Plumes d’Anges.

16 commentaires sur “Enigme…”

  1. Aifelle dit :

    Je n’ai pas perdu de vue ce roman noté à sa sortie, mais j’hésite encore devant le nombre de pages ! A réserver pour un moment de vacances où la disponibilité d’esprit est plus grande. Très beau visage en illustration. Bon dimanche Brigitte, bises.

  2. Je n’ai pas non plus oublié ce roman que j’ai noté et que j’ai bien prévu de lire, certainement pendant un voyage en Italie, en écoutant Scarlatti, bien sûr ! Il est sur ma liste d’envies des livres que je prévois d’emprunter à la médiathèque.
    Bon dimanche.

  3. Ulysse dit :

    Marier la lecture et la musique est un double bonheur ! Beau dimanche Brigitte

  4. 555 ! Que de beaux moments en perspective pour écouter tout cela ! Merci une fois de plus de donner envie et d’offrir un si beau profil presque perdu… Bon dimanche à vous.

  5. Den dit :

    Roman choral à six voix, sur fond de sonates pour clavecin de Domenico Scarlatti.Mots et musique se mêlent si bien sur ta page, Brigitte. Un immense bonheur. Merci. Vraiment.
    A lire et écouter, dès que possible.
    Bon dimanche à toi.

  6. Florinette dit :

    Je suis en train d’écouter Scarlatti et c’est magnifique, tout comme cette belle lecture que tu nous présentes. Merci Plumes d’Anges pour ce mélodieux moment et beau dimanche, je t’embrasse.

  7. Dominique dit :

    un roman que j’ai beaucoup aimé comme tu le sais, et on vient de me l’offrir en livre audio, je l’écouterai dans quelques temps quand mon souvenir de lecture s’estompera un peu pour retourner vers ces personnages et cette histoire très bien racontée
    je ne peux que te recommandé un autre livre de l’auteur que j’ai beaucoup aimé peut être encore plus que 555 c’est L’odeur de la forêt

  8. Colo dit :

    Oh je le renote illico, Dominique m’avait tentée puis j’ai oublié—pourtant tout m’y attire.
    Ce monde des instruments anciens, un élève à moi, passionné, s’est mis à en fabriquer plus tard, et j’ai toujours suivi. En plus d’écouter beaucoup de musique classique, ce roman va me plaire,merci Brigitte.

    Cette étude de visage est sublime…

  9. Il est sur ma liste, ce livre. Et me fait penser aux « Variations Goldberg », de Nancy Huston, dont le dispositif m’avait enchantée.
    Bien amicalement,

    ANNE

  10. thé ache dit :

    je connais assez mal D. Scarlatti mais j’imagine ces moments privilégiés où auditeurs et artistes se retrouvent au diapason … moments rares … qu’il est assez difficile de faire entendre ?

  11. Adrienne dit :

    merci pour la découverte du livre et pour les (toujours splendides) illustrations!

  12. Marie Minoza dit :

    Pour moi c’est une découverte…Merci

  13. Dédé dit :

    Coucou. Cela me donne envie de ressortir quelques vieilles partitions dormantes et de faire un pied de nez à la morosité ambiante. Bises alpines et belle semaine.

  14. Merci Brigitte pour ta présentation qui donne très envie de lire ce roman !
    Tout semble réuni pour une belle alchimie, sur fond musical.
    Et cette étude de visage, une merveille, tu nous gâtes ! Très belle journée !

  15. Michèle Loss dit :

    Les énigmes ont toujours cette étrange manie de surgir dans les moments les plus inattendus ! sans doute guettent-elles les instants d’inattention, ces instants où nous baissons la garde ?

    En sereines et claires pensées Brigitte :-))
    Bonne fin de semaine,
    Michèle

  16. Béa Kimcat dit :

    Je découvre…
    Bizzz

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