Passeurs de mots…

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« … Toute sa vie passée à écouter les autres. Il n’écoute plus personne. Il y a là une paix profonde et une tristesse. Aussi profonde l’une que l’autre. Il vient de déposer l’habit. Pas défroqué non, parce que sur sa route il n’y a ni dieu ni vœu éternel. Il s’éloigne simplement et il se sent de plus en plus nu. Parfois une question le saisit. Écouter et parler n’est-ce pas ce qui rend humain chaque être ? Est-ce qu’il n’est pas en train de trop s’éloigner ?…

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Il y a de longues plaintes tenues parfois longtemps dans nos poitrines. Un jour elles trouvent le chemin et montent jusqu’à nos lèvres.(…) Cette fois, la raie Manta est là, puissante et souple. Elle l’attendait ? Il la suit comme on s’abandonne à un présage. Elle a détecté sa présence, il en est sûr. Et elle le laisse faire. Il ne pense plus à rien. Il la suit jusqu’aux coraux.

Alors lentement, par des mouvements d’une grâce infinie, elle se défait entre les coraux de tout ce qui s’est accroché à elle. Combien de temps Simon reste-t-il ainsi à observer ce qu’elle lui montre, reprenant son souffle hors de l’eau puis replongeant. Quant elle repart, délivrée de ce qui entravait ses mouvements, il la remercie silencieusement…

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Chaque objet ici est couturé de lignes d’or. Elles dessinent des courbes, des zébrures, parfois juste quelques points comme si on avait cousu les bords ouverts d’une blessure. Et c’est beau. Étrangement beau.

Les tissus cousus.

La céramique cousue.

 Et lui, la bouche cousue ? Où est le fil d’or ?

Daisuke parle. À sa façon lente. Entre chaque phrase, un temps. Le silence dans lequel Simon marche. À pas comptés. S’il comprenait ce que dit Daisuke, il saurait que tout se répare. On ne cherche pas à cacher la réparation. Au contraire, on la recouvre de laque d’or. On est heureux de redonner vie à ce qui était voué à l’anéantissement. On marque l’empreinte de la brisure. On la montre. C’est la nouvelle vie qui commence…

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Mais toutes ces années lui ont appris que ce qui se passe dans le cœur et la tête de chacun n’appartient qu’à celui dont le souffle anime et ce cœur et cette tête. C’est le cœur de la plante. On n’est maître de rien. On peut juste accepter et mettre tout son art, toute sa vie, à comprendre ce qu’est le fil de l’eau, le sens du bois, le rythme des choses sans nous. Et c’est un travail et c’est une paix que de s’y accorder enfin. La seule vraie liberté…

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Trouver l’élan qui fait prendre le risque de quitter son eau.

L’élan qui rassemble tout… »

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Simon Lhumain, psychanalyste, homme secret qui n’a plus qu’un ami, se lie doucement d’amitié avec Mathilde, elle lui parle de poésie et d’un livre sur les textiles anciens japonais…

Un matin, sans le vouloir,  il casse en deux un vieux bol bleu à la longue histoire. Cette fracture est un déclic, des émotions affluent, des souvenirs font surface. Il sent qu’il ne peut plus se dérober, il doit se confronter à lui-même, à ses peurs, ses doutes, ses souffrances, ses désirs…

Depuis des années Simon écoute mais ne s’écoute plus, il étouffe, il a besoin de respirer la lumière, il partira au Japon. Son ami Hervé, fin connaisseur de voyages lointains,  lui trouve une maison d’hôtes dans un endroit préservé, les îles Yaeyama. Là s’opère une lente et belle transformation, grâce aux maîtres des lieux, Akiko, collectionneuse de tissus anciens et Daisuke, céramiste talentueux. Le fil d’or d’une histoire se tisse patiemment, les traces suivent les traces…

L’écriture de Jeanne Bénameur est toujours délicieuse, les images évoquées sont fortes et délicates : les rituels, l’eau, la chaleur, la nature, les couleurs, la douceur des rencontres, le féminin, on se prend à rêver d’un semblable voyage au pays du soleil levant…

Laissez-vous porter par ce livre, ai-je envie de vous dire.

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Extraits de : « La patience des traces »  2022  Jeanne Bénameur.

Illustrations : 1/« Bouquet »  Anna Gumlich-Kemp
1860-1940  2/« Paysage côtier »  Kawase Hasui  1883-1957.

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Porter un regard neuf…

BVJ – Plumes d’Anges.

15 commentaires sur “Passeurs de mots…”

  1. Anne dit :

    ……………je l’ai commencé, ce sera ma lecture de ces jours-ci………..J’ai adoré plusieurs de ses livres, mais j’ai surtout aimé Les demeurées que mes élèves étudiaient (et aimaient à ma suite).

  2. Anne dit :

    PS: d’abord dans ce livre il est question de brisure et d’écoute, et puis de tissus; enfin du Kintsugi dont la métaphore est réellement intéressante. J’ai dû faire un petit discours il y a un an et demi, et je me suis appuyée sur l’art de raccommoder d’or, la céramique: l’imparfait comme nous, peut être beau. On peut se réparer…
    Merci Brigitte d’avoir offert ces extraits que je recopie dans un cahier qui me sert ensuite d’appui à mes réflexions.

  3. Bonjour Brigitte,
    j’ai lu avec intérêt ton billet. Ces extraits donnent juste une grande envie de continuer à lire. A se sentir bien, se réparer avec une existence souvent pesante.
    Retrouvez la paix !
    Douce fin de semaine Brigitte. Je t’embrasse

  4. eki eder dit :

    je note ce livre au vu de l’extrait et résumé, il me donne envie de le lire.
    Merci du partage.
    J’aime beaucoup l’illustration.
    Bon wk Brigitte, muxu

  5. thé ache dit :

    une belle invitation à lire, découvrir les cheminements des autres à travers les mots et les éléments premiers qui constituent ce qui va faire avancer ou non tout le sujet de chaque livre … alors dire ce qui nous a séduit dans le livre espérant que la rencontre se poursuive …

  6. Ulysse dit :

    Oui nous ne sommes maître de rien laissons nous porter par le courant de la vie…..beau week end Brigitte

  7. Adrienne dit :

    j’ai déjà aimé ses livres précédents 🙂

  8. Nous raccommodons tous ; nous sommes tous, comme le dit Sutzkever, rapiécés.
    L’écriture de Jeanne Benameur est toujours très très belle.
    Merci pour ces extraits.
    Bon dimanche ! Le vent s’est calmé de ce côté-ci de la Rade.

  9. Fiorenza dit :

    Notre bobine de fil d’or est en permanence à portée de main :
    pour nous, pour les autres, comment vivre sans elle ?

    Je ne connais pas l’auteur de ces lignes mais le Japon s’invite,
    une fois de plus, dans mes rencontres intellectuelles…
    Coïncidence ou hasard ?
    Il est doux de se laisser porter par cette lecture vagabonde !

    Merci, chère Brigitte, les vagues méditerranéennes nous entraînent
    jusqu’au pays des cerisiers en fleurs, toujours cette beauté de l’éphémère 🌱🌱🌱

  10. Aifelle dit :

    Je n’ai pas lu Jeanne Benameur depuis trop longtemps. J’ai vu d’autres billets sur ce livre à droite, à gauche, là, je crois que tu vas me faire sauter le pas. D’autant plus qu’après deux livres plutôt durs, j’ai besoin d’une histoire de réparation et de beauté. Bon dimanche. Bises.

  11. Poussy dit :

    L’histoire de Simon qui répare sa vie avec l’art du Kintsugi, avec l’or de l’humilité, du respect , de l’humanité, m’a portée loin et longtemps et continue de le faire.
    Je me promène d’ailleurs dans la beauté de ce titre « La patience des traces »qui me berce et ouvre tant de chemins de réflexion…
    Merci aussi pour le si beau monastère St Michel, la vibration qu’il émet est sipalpable que j’ai eu l’impression de voir s’agiter les ailes de l’archange, je lui ai dit qu’on on aurait tant besoin de ses services en ce moment!
    Je t’embrasse Bribri jolie

  12. Tania dit :

    Tu me tentes avec toute cette délicatesse de sentiments et de gestes, ce sera l’occasion de retrouver Jeanne Benameur dont je n’ai lu qu’un seul roman jusqu’à présent.

  13. Merci pour cette délicieuse invitation au voyage et à la reconstruction…. cet article donne vraiment envie du Japon et de l’écriture …. Belle journée à vous

  14. Le Japon, l’art du Kintsugi, la réparation, les tissus anciens, tu me tentes vraiment…
    Merci Brigitte pour ta présentation et ton enthousiasme. Belle journée, avec des bises.

  15. Marie Minoza dit :

    Merci, tes mots me donnent envie de lire ce livre, nous sommes tous plus ou moins à la recherche de fils d’or pour recoudre nos blessures

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