Réminiscences…

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« … Nous étions les enfants d’un monde latin, méditerranéen. D’avoir grandi au bord de la méditerranée, dans la familiarité des oliviers et des pins parasols, des palmiers et des géraniums en pots, nous donnait cette vague supériorité sur les habitants du reste de la France. Comment pouvait-on lire Virgile à Paris, dans la grisaille et les fumerolles des poêles à charbon ?

Pourtant chaque été, à Sainte-Marine, en Bretagne, nos convictions étaient bousculées. Par le vent, le crachin, les marées, les tempêtes, ou tout simplement par les champs de pommiers et la lande.

La lande, nous avions appris à la reconnaître. Par la langue bretonne d’abord : en Bretagne, lann cela ne veut pas dire n’importe quoi. Cela veut dire les étendues d’ajoncs, cette fourrure gris-vert qui recouvre la terre, qui s’empare de tous les lieux inhabités. Est-ce que nous savions qu’elle était cultivée ? Je ne me souviens pas d’avoir vu des tombereaux de cette plante qui servait de nourriture aux chevaux de trait et au bétail, ni d’avoir entrevu dans la cour des fermes l’appareil à main qui permettait de la déchiqueter. Cela avait probablement déjà disparu dans l’après-guerre. (…) Al lann, c’était la plante indispensable à cette économie. À la fin de l’été, elle produisait un spectacle de fleurs jaunes, au moment où les genêts ouvraient leurs pétales d’or, et la bruyère ses lacs roses et rouges…

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… En Bretagne, la violence de la mer, du vent, de la pluie, et aussi la brûlure du soleil certains jours. La solitude des criques, encombrées de galets géants, trouées de grottes où les vagues explosent. Et la lande où parfois surgit une pierre levée, un menhir, dont le vrai nom en breton est peulven, le pilier de pierre…

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… Je me souviens d’avoir collé mon oreille contre le granite des dolmens pour entendre la vibration électrique qu’ils émettaient, et je l’ai entendue ! Ce qui me paraissait extraordinaire, incroyable, ce n’étaient pas ces constructions archaïques, c’était que les Bretons étaient arrivés un jour dans ce pays et qu’ils avaient été reçus par ces dieux, qu’ils les avaient respectés, parfois craints, et que les dieux les avaient laissés s’installer chez eux. Sans doute parce que je venais d’ailleurs, que je n’étais jamais chez moi nulle part, balloté, baladé entre la Maurice de mon père, la Bretagne de mes ancêtres et la Nice de mon enfance – il y avait donc cette étrangeté au monde, cette déroute, cet exil et les piliers de pierre dressés vers le ciel, les allées couvertes pareilles à des écailles de dragon, les vaisseaux couchés dans les ajoncs me disaient qu’il y avait un autre monde monde avant le mien, que j’étais juste de passage… »

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À l’instant même où il « fête » son 80ème anniversaire, J.M.G. Le Clézio nous offre deux magnifiques textes sur l’enfance et ses réminiscences, entre pays de Bretagne et pays de Provence. Il n’y a pas d’ordre chronologique, ce sont des images exhumées de sa mémoire ou de ses émotions. Le premier conte parle de vacances en Bretagne, il dépeint la puissance des paysages, leurs couleurs, leurs parfums, il dit la langue, les caractères, les relations, les moments heureux…

Après nous avoir ouvert le cœur, l’auteur explore dans un deuxième conte, ses cinq premières années de vie, pendant la guerre. Sa mère, son frère, ses grands parents, mènent une existence recluse dans un tout petit village de l’arrière pays niçois. Tout est « doucement » douloureux et ce dont il a le plus souffert, nous dit-il, c’est de la faim, la faim qui a laissé un vide au fond de lui et l’a marqué profondément. Il y a les silences, les non-dit, les gens admirables, pendant toute sa vie, il a cherché à comprendre les traces que laisse la violence de la guerre.

Une très très belle lecture, une fois encore…

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« … Être né dans une guerre, c’est être témoin malgré soi, un témoin inconscient, à la fois proche et lointain, non pas indifférent mais différent, comme pourrait l’être un oiseau, ou un arbre. On était là, on a vécu cela, mais ça n’a pris de sens que par ce qu’on a appris par les autres, plus tard (trop tard ?)… ».

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Extraits de : « Chanson bretonne suivi de L’enfant et la guerre »  2020  J.M.G. LE CLÉZIO.

Illustrations : 1/« Le soir aux grèves de Roscoff »  Jean-Edouard Dargent  1824-1899  2/« Pâtre au crépuscule en Provence »  Emile-René Ménard  1862-1930.

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S’abreuver aux sources les plus douces…

BVJ – Plumes d’Anges.

15 commentaires sur “Réminiscences…”

  1. angedra dit :

    J’entends l’écho de mon coeur qui se nourrit encore des émotions de l’enfance.
    La puissance des paysages, des parfums, du goût de la mer, c’est bien cela … tu sembles donner une magnifique touche à ce que j’ai tenté de décrire.
    Beau week-end avec une attention toute particulière pour toutes les mamans

  2. Anne dit :

    Magnifique 1° tableau! comme l’aube d’un matin.
    Ces touches colorées me mettent plus que les mots, en état d’ allégresse: le ciel est toujours là, ses teintes……et les amitiés qui nous réjouissent par leurs beaux articles! Bon et beaux Week-end à toutes les mamans.

  3. Que voilà une belle suggestion de lecture…

  4. Fiorenza dit :

    Un ravissement pour la bretonne que je suis !
    C’est dans notre corps que vit cette terre de landes,
    c’est dans notre esprit que soufflent les vents du large …

    Native du Léon roscovite, je ne m’attendais pas à un tel cadeau
    en cette fin de printemps : merci, Brigitte, l’union célébrée par Le Clézio
    entre l’Océan, la Manche et la Méditerranée, suffit à notre bonheur !

  5. Aifelle dit :

    Je n’ai pas beaucoup lu J.M. Le Clézio, je ne sais pas trop pourquoi. Je n’ai pas accroché comme avec certains autres auteurs. Peut-être qu’un récit autobiographique me parlerait davantage. A tenter .. Bon week-end Brigitte. Bises.

  6. Colo dit :

    Quel extrait qui me séduit pour de multiples raisons; un home, profond, que j’aime beaucoup Le Clézio, une de ces personnes qu’on aimerait ne jamais voir vieillir ni disparaître!
    Hier, justement, en balade dans le village, je suis passée sous un tilleul en fleurs. Leur odeur m’a fait replonger dans le jardin de ma grand-mère, et mon compagnon a dû subir tous les détails de ces souvenirs, hihihi.

    Bon dimanche Brigitte, un beso

  7. Florinette dit :

    De cet auteur, j’ai beaucoup aimé « Cœur Brûle » où il est question de Provence également, car, dans ce livre qui est composé de sept nouvelles, J.M. Clézio débute par l’histoire de Clémence qui repense à son enfance en Provence, elle se retrouve là-bas, sur une autre planète, comme dans un grand jardin que ni elle ni sa sœur Pervenche n’auraient jamais dû quitter…c’est une belle et émouvante histoire qui s’étend sur plusieurs pages (84 pour être plus précise) et qui m’a étonnée, car je ne m’attendais pas à découvrir chez cet auteur une telle finesse émotive servie par une écriture aussi lyrique et limpide.

    Bon dimanche Plumes d’Anges, je t’embrasse !

  8. Adrienne dit :

    il faudra que je le lise!
    merci Plume d’Anges, bises et bonne journée!

  9. Les livres sur les réminiscences de l’enfance me touchent toujours beaucoup.
    Merci Brigitte pour cette nouvelle découverte. Je t’embrasse.

  10. Tania dit :

    Merci pour ces beaux extraits qui donnent envie de lire les souvenirs de Le Clézio et de découvrir les paysages où ils s’inscrivent, à la fois territoires et images mentales.

  11. Il y a toujours tant à puiser chez Le Clézio. Merci de me signaler ce livre. J’aime beaucoup le tableau avec les cyprès.
    Bonne journée, très ventée il me semble, non ?

  12. Le Clezio…. le grand charme de l’écriture ! Merci pour ces extraits colorés et émouvants. Dans la pile des livres à lire je le poserai sur le dessus… Belle journée à vous dans la délicatesse des tableaux que vous nous faites découvrir.

  13. thé ache dit :

    un bel encouragement à aller retrouver le monde de J M G Le Clézio : je l’ai entendu hier dans le petit écran…

  14. Ulysse dit :

    Brigitte je viens d’acheter ce livre et je vais avoir le bonheur de le lire aussi Beau week end

  15. Célestine dit :

    Splendide texte en effet !
    Merci ma Plume de choisir toujours si bien les livres que tu tu nous proposes
    •.¸¸.•*`*•.¸¸☆

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