Autres mondes…

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« … Geneviève observe le public. Certaines têtes sont familières, elle reconnaît là médecins, écrivains, journalistes, internes, personnalités politiques, artistes, chacun à la fois curieux, déjà converti ou sceptique. Elle se sent fière. Fière qu’un seul homme à Paris parvienne à susciter un intérêt tel qu’il remplit chaque semaine les bancs de l’auditorium. D’ailleurs, le voilà qui apparaît sur scène. La salle se tait. Charcot impose sans trouble sa silhouette épaisse et sérieuse face à ce public de regards fascinés. Son profil allongé rappelle l’élégance et la dignité des statues grecques. Il a le regard précis et impénétrable du médecin qui, depuis des années, étudie, dans leur plus profonde vulnérabilité, des femmes rejetées par leur famille et la société. Il sait l’espoir qu’il suscite chez ces aliénées. Il sait que tout Paris connaît son nom. L’autorité lui a été accordée, et il exerce désormais avec la conviction qu’elle lui a été donnée pour une raison : c’est son talent qui fera progresser la médecine…

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… Vous vouliez la vérité, je vous la donne. Je vois grand-père depuis que j’ai douze ans. Lui et d’autres. Des défunts. Je n’ai jamais osé parler, de crainte que papa ne me fasse interner. Je me confie à vous ce soir avec la confiance et l’amour que je vous porte, grand-mère. (…) – J’ai récemment lu un livre, grand-mère, un livre merveilleux. Il m’a éclairé sur tout. L’existence des Esprits, qui est loin d’être une fable, leur présence auprès de nous, l’existence de ceux qui agissent en intermédiaires, et bien d’autres choses encore…

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... Absence ne signifie pas abandon. Si la maison de son enfance n’est plus habitée ni par sa sœur ni par sa mère, peut-être demeure-t-il encore quelque chose des deux femmes – non pas leurs affaires personnelles, mais pourquoi pas une pensée, une présence, une intention ? Geneviève songe à Blandine. Elle l’imagine ici, quelque part, dans un coin de la pièce, en train de l’observer. Cette idée, démentielle, pourtant l’apaise. Existe-t-il une pensée plus consolante que de savoir les proches défunts à vos côtés ? La mort perd en gravité et en fatalité. Et l’existence gagne en valeur et en sens. Il n’y a ni un avant ni un après, mais un tout…

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… « … Ces gens qui l’ont jugée, qui m’ont jugée moi… leur jugement réside dans leur conviction. La foi inébranlable en une idée mène aux préjugés. T’ai-je dit combien je me sentais sereine, depuis que je doute ? Oui, il ne faut pas avoir de convictions : il faut pouvoir douter, de tout, des choses, de soi-même. Douter. Cela me semble si clair depuis que je suis de l’autre côté, depuis que je dors dans ces lits qui me faisaient horreur auparavant. Je me sens pas proche des femmes ici, mais désormais je les vois. Telles qu’elles sont… »… »

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Un roman très dense sur fond de vérité historique. Eugénie, une jeune fille de 19 ans pleine de vie, issue d’un milieu bourgeois de la fin du XIXème siècle, voit « l’invisible ». Elle se confie un soir à sa grand-mère insistante, celle-ci la trahit et Eugénie est internée à La Pitié-Salpêtrière

C’est un récit talentueux et captivant, lu d’une traite tant l’écriture est fluide. Le personnage de Geneviève, assistante du Professeur Charcot, est très beau, et puis il y ce bal insensé, où court la bourgeoisie parisienne, Le Bal des Folles, et sa préparation… Ce livre donne envie d’en savoir plus sur cette époque, sur les travaux du Professeur Charcot et sur la terrible histoire de cet établissement.

Pauvres femmes, que de souffrances ont-elles eu à vivre et pauvres femmes qui aujourd’hui encore vivent sous le joug des familles et des hommes, sous le poids de traditions étouffantes et cruelles…

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Extraits de : « Le bal des folles »  2019  Victoria Mas.

Illustrations : 1/ « Une leçon clinique à la Salpêtrière » André Brouillet  1857-1914  2/ « Yeux clos »  Odilon Redon  1840-1916.

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Ne pas avoir de convictions…

BVJ – Plumes d’Anges.

11 commentaires sur “Autres mondes…”

  1. Je trouve la phrase « la mort perd en gravité et en fatalité » très belle. Merci pour cette lecture du matin.
    Bonne journée !

  2. Voilà qui me donne envie d’en lire plus. Terrible traitement des émotions, des écarts à la norme…
    Sur le même genre de sujet, mais situé, également sur fond de vérité historique, en Angleterre, je te recommande le très beau « La salle de bal », de Anne Hope.

  3. Merci Brigitte d’en parler ! Ce livre m’a passionnée, je l’ai offert plusieurs fois à Noël. L’écriture est belle, et le sujet traité n’est pas si éloigné dans le temps et comme tu le dis, encore bien d’actualité pour tant de femmes dans le monde…
    Victoria Mas, toute jeune, récompensée pour ce livre, est la fille de Jeanne Mas.
    Belle journée, je t’embrasse.

  4. Anne dit :

    Je ne connais pas cet auteur; en revanche, cet Odilon Redon, oui, ce peintre si particulier garde son mystère, ses tons………..Je retiens pour aujourd’hui l’évidence : « se garder des préjugés », ce que ne fait pas notremonde qui exploite des idées simplistes, réductrices et de masse.

  5. Adrienne dit :

    oui, pauvres femmes…
    je lisais justement hier que d’après des études statistiques tout à fait sérieuses on avait pu conclure qu’aujourd’hui encore, une femme (en politique, en journalisme…) qui ose émettre un avis, se fait scalper et agonir d’injures (sur les réseaux sociaux et autres) alors que ça passe infiniment mieux si on est un homme
    (je n’ai pas retenu les chiffres mais c’était ahurissant…)

  6. thé âche dit :

    le rapport à la folie très révélateur de notre humanité : merci pour cette information, une bédé qui évoque cela aussi : « enferme moi situ peux » de Pandolfo Risbjerg chez Casterman, et puis Odilon qui est un peu oublié
    bonne journée

  7. Tania dit :

    Tu me fais découvrir ce roman, je le note. Il m’a aussi fait penser à « La salle de bal » d’Anne Hope.
    Charcot et l’hystérie (il a fallu longtemps avant de constater qu’elle pouvait être masculine et pas seulement féminine), c’est un sujet très troublant, j’imagine qu’il en est question dans le roman.
    Bonne journée, Brigitte. Ici, un coin de ciel bleu tout à coup, après des rafales de pluie et de vent.

  8. Aifelle dit :

    Je ne l’ai pas lu. Plusieurs lectrices ont été déçues par rapport à celui d’Anne Hope « la salle de bal » que j’ai énormément aimé. Connais-tu le petit livre de Makhi Xenakis ? Horrifiant. https://www.actes-sud.fr/catalogue/les-folles-denfer-de-la-salpetriere Bonne journée Brigitte.

  9. Dominique dit :

    un livre qui a eu un grand succès mais pour ma part je n’ai pas vraiment accroché ceci dit ce type de roman est très intéressant

  10. Célestine dit :

    Un sujet trop grave pour le lire un jour de Saint Valentin…
    Mais je note quand même. 😉
    Bisous ma Plume
    •.¸¸.•*`*•.¸¸☆

  11. dasola dit :

    Bonsoir Plumes d’anges, je constate que ce livre ne laisse pas indifférent. J’ai une collègue qui l’a beaucoup apprécié. Ici, dans les commentaires, c’est plus ou moins mitigé. J’avoue que ce n’est pas trop le genre de littérature que je lis. bonne soirée.

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