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« La chute des corps. Tout corps lâché dans l’espace chute en se rapprochant du centre de la terre en vertu de la loi de la pesanteur. Tu n’eus pas l’occasion de chuter, bien-sûr, jusqu’au centre de la terre. La mer Égée t’arrêta, t’adopta et te garda. Tu y chutas dans une éclaboussure d’écume et de plumes qui aujourd’hui encore irise ta légende. Pourtant beaucoup de ceux qui ont écrit sur toi éprouvèrent une sombre jubilation devant ta chute, comme s’ils l’avaient souhaitée au fond d’eux-mêmes. Il fallait s’y attendre, disaient-ils. Il fallait écouter le Père. Tout Fils, surtout s’il prétend à de grands exploits, doit d’abord écouter le Père. Mais qu’as-tu fait au fond de toi de si impardonnable ? Vouloir voler de ses propres ailes, est-ce donc un crime ?
Que n’a-t-on pas tenté pour salir ta mémoire ou ridiculiser tes désirs et ton acte ! Jusqu’à faire de toi un fantasme, un elfe égaré dans le ciel de Crête, un mannequin grimé en aigle ou en perdrix et précipité dans le vide, une vapeur subtile prisonnière d’une cornue, que sais-je encore, tout était bon pour refuser ou dévaluer ta tentative. Mais moi, je sais que tu n’es pas un rêve, que tu as vraiment désiré le ciel, connu l’ivresse de l’envol et de l’azur et que… tu n’as pas eu de chance. Nul alors – et nul encore aujourd’hui – ne semble avoir compris que tu n’étais ni un rêveur ni un fantasque mais un prophète. Un prophète sans désert, sans cris, sans sauterelles et sans imprécations, mais un prophète. Un prophète qui sut accomplir l’impensable et atteindre l’inaccessible. Et si tu es tombé, c’est que ton rêve était prématuré, et ton cœur immature et tes ailes fragiles. Tu as chuté victime de ta précocité. Tu as voulu voler alors même que le monde n’était pas préparé à recevoir ton acte et encore moins à le comprendre. Tu as chu incompris mais tu n’as pas chu oublié. Ta chute a servi d’exemple non à ceux qui rêvaient de voler mais à ceux qui vivent sans rêve. Tu nous as dit avec tes ailes : mieux vaut chuter libre dans le ciel infini que de vivre enchainé dans le renoncement. Tous ceux qui t’ont jugé et qui t’ont condamné ont eu bien tort de se réjouir. L’avenir t’a amplement donné raison puisqu’aujourd’hui ton rêve se réalise, que des milliers de gens peuvent enfin voler, seuls dans le ciel, avec des ailes. Sans toi, rien de tout cela ne serait. Non, tu n’es ni un esprit subtil, ni un aigle-émissaire, ni un oiseau manqué ni un ange novice, mais le premier de tous les hommes à être monté vivant jusqu’au ciel. À avoir approché les nuages et entrevu de près la splendeur du vrai. Ébloui. Tu fus ébloui. C’est pour cela que tu as chu. »
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« Lettre à Icare » Extrait de : « L’envol d’Icare » Jacques Lacarrière 1925-2005.
Tableaux : 1/ »Illusions » 3/« Le sens de la Vue » Annie-Louisa Swynnerton 1844-1933.
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Oser croire en notre magnificence…
BVJ – Plumes d’Anges.
je suis une adepte de Lacarrière alors l’envol d’Isard bien sûr je l’ai dévoré mais la mémoire joue des tours et je ne me souvenais pas de ce passage
Prophète, bien sûr … mais un peu irresponsable, la cire ça fond au soleil !
C’est ce que les esprits chagrins rétorquent, il n’empêche que le désir
fut beau et osé, pour cela tout le monde se souvient d’Icare.
Bonne journée et bises Brigitte
Ah ! Jacques Lacarrière ! Magnifique personnalité si lumineuse !
Tes deux illustrations sont absolument somptueuses, très habitées !
Bonne journée ma belle plume.
Il est nécessaire de rêver pour vivre et avancer, mais également de confronter son rêve avec d’autres, il me semble. Rêver et dialoguer, pour rester humain !