Plis et replis de l’âme…

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« … La traversée de l’hiver demande patience. Ce n’est qu’une saison à passer, mais je remarque, et chaque année davantage, combien l’angoisse m’étreint, sitôt disparue l’ardeur des rouges et des ors de nos mois d’automne. Cet aveu m’apaise, car nous abritons en nous quantité de souvenirs et de réflexions ; il ne se trouve personne pour les entendre, et le cœur s’étouffe à les contenir.

Je n’ai pas de goût pour les confidences que s’échangent les femmes entre elles. Trop souvent, on voit le secret de l’une, sitôt franchi ses lèvres, porté à la connaissance des autres. Il devient leur jouet et elles en disposent à leur guise. Ce ne sont que broderies et arabesques, chacune y ajoute ses motifs et ses couleurs, et la réalité de l’affaire disparaît sous les ornements.

Il ne reste plus rien alors de ces instants où l’on a cru se livrer à un cœur compatissant, à une âme bienveillante, et confié sans défiance, dans un tendre rêve de gémellité, les tourments les plus sombres ou les pensées les moins raisonnables. De cela, je ne veux pas…

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… Musica laetitiae comes medinina dolorum. Dès la première fois où enfant, j’ai posé mes mains sur les touches, cette phrase s’est offerte à mes yeux, et avant de savoir assez de latin pour la comprendre, j’avais demandé à mon père de m’en indiquer le sens. Depuis il n’est pas de jour où cette réflexion ne m’accompagne de son évidence. Dans la joie comme dans la peine, la musique demeure notre compagne. Elle embellit ce qui peut l’être, et console, lorsque cela est possible. Mais des trop grandes peines, elle ne distrait point. La vraie tristesse s’accompagne de silence, mais c’est autre chose…

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... L’ordre, la mesure et le travail sont des remparts contre les embarras de l’existence. C’est ce qu’on nous apprend dès l’enfance. Vanité de croire tout cela. Chaque jour qui passe me rappelle, si besoin était, que la conduite d’une vie n’est en rien semblable à celle d’un stock d’épices ou de porcelaine.

Ce que nous tentons de bâtir autour de nous ressemble aux digues que les hommes construisent pour empêcher la mer de nous submerger. Ce sont des édifices fragiles dont se jouent les éléments. Elles restent toujours à consolider ou à refaire. Le cœur des hommes est d’une moindre résistance, je le crains…

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Je sais désormais qu’il nous faut agir selon notre cœur, au plus près de ce qui nous semble juste et ne jamais accepter ce qui nous fait violence. J’ai failli ce jour là, et le prix de ce manquement est une croix de plomb sur mes épaules…

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… Avec le temps, ce sont nos joies d’enfant que nous convoquons le plus facilement dans nos souvenirs, elles nous accompagnent avec une rare fidélité. Retrouver ce que nous avons éprouvé dans ces moments demeure une source de félicité que nul ne pourra vous ravir. Le cours de nos vies est semé de pierres qui nous font trébucher, et de certitudes qui s’amenuisent. Nous ne possédons que l’amour qui nous a été donné, et jamais repris… »

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   Tout commence par un tableau d’Emanuel de Witte, c’est ce tableau qui a intrigué l’auteure, elle a imaginé l’histoire de cette femme qui apparait de dos jouant du virginal dans sa chambre à coucher au riche décor, un homme est allongé sur le lit, au fond, une jeune servante balaie. Elle se nomme Magdalena Van Beyeren, décide de « mettre un peu d’ordre dans son cœur pour apaiser son âme », écrit un journal intime entre le 12 novembre et le 16 décembre 1667.

Elle se raconte en tant que fille ainée, ne s’est jamais sentie attirée par les taches domestiques et les travaux de broderie, s’est vite intéressée aux affaires de son père, administrateur de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, marin et armateur. Elle a adoré les déplacements à ses côtés, les départs et les arrivées des bateaux chargés de trésors venus de lointains pays : épices, soieries, porcelaines… ce monde l’enchante et son talent dans les affaires est reconnu. Mais elle est née à une époque où les filles n’ont aucuns droits. Elle épouse Peter qui héritera de la charge d’administrateur puis deviendra mère, de nombreuses fois.

Elle couche sur ces pages les pensées qui la mettent en joie et celles qui la broient chaque jour, empêchant la venue du sommeil. Elle se questionne sur l’avenir, les qualités des uns et des autres. Elle se délivre d’un lourd secret de jeunesse. Elle aime et se sait aimée mais suite à une décision de son mari, une fissure se fait en elle, elle se trouve profondément ébranlée. La musique et son épinette l’ont toujours accompagnée, elle se prend à rêver.

L’écriture de ce court ouvrage est très belle, l’auteure déroule un fil tissé de mots choisis, dignes et bienveillants. C’est un récit très touchant, délicat, une pièce de musique, un petit bijou…

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Extraits de : « Les heures silencieuses »  2011  Gaëlle Josse.

Illustrations : 1/ »Intérieur avec femme au virginal »  Emanuel de Witte  1617-1692  2/ »La jarre »  Harry Wilson Watrous  1857-1940.

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Observer le silence pour entendre réponses à nos questions…

BVJ – Plumes d’Anges.

18 commentaires sur “Plis et replis de l’âme…”

  1. Fiorenza dit :

    La toile « du haut » est superbe, le décor m’enchante
    et l’histoire de Magdalena, ici rapportée, me séduit totalement !

    Le titre de Gaëlle Josse, au nom très breton, semble un mariage parfait
    entre le texte et la peinture.
    « Ce que nous tentons de bâtir autour de nous…
    reste toujours à consolider et à refaire » : voilà un programme
    de vie enthousiasmant, nullement défaitiste mais encourageant !

    Merci, chère Brigitte, ta malle aux trésors du lundi enrichit nos semaines
    et c’est un vrai compliment qui vient du fond du cœur !

  2. Dominique dit :

    un de mes livres fétiches à cause de la peinture bien entendu mais aussi de cette histoire de femme
    une réussite qui est dans ma bibliothèque pour mon petit bonheur

  3. Anne dit :

    J’aime beaucoup Gaëlle Josse qui m’a fait découvrir la photographe Vivien Meier (une femme en contre jour) Pour le tableau, j’aime beaucoup les jeux d’ombre et de lumière devant les fenêtres….Merci pour ces lignes et beaucoup de bonheur à te suivre dans tes découvertes.

  4. Une fois de plus votre post donne envie de lire ce que vous présentez… je viens de terminer « le roitelet » que j’ai beaucoup aimé vraiment…. Merci à vous ! Et belle journée.

  5. Toutes ces illustrations sont magnifiques. Elles me font rêver… Depuis longtemps, aussi, je veux lire Gaëlle Josse et puis le temps passe et les sollicitations sont si nombreuses, les activités prenantes.
    Bonne après-midi.

  6. Bonjour Brigitte,
    La description de ce roman est si bien réalisée. Cela me donne l’envie de le parcourir à mon tour.
    Merci à toi. Je te souhaite une douce semaine. J’espère que le temps est plus clément par chez-toi qu’ici. Bises

  7. Dédé dit :

    Coucou. C’est un petit bijou que tu nous livres là. Tant de choses me viennent à l’esprit en lisant ces extraits. Déjà, c’est une très belle écriture qui transporte. Ensuite, ce qui m’a vraiment émue, c’est l’extrait sur les souvenirs d’enfance. Tout dernièrement, je me suis plongée dans mes propres souvenirs et c’est vrai que c’est doux de se rappeler des bonnes choses alors que tout autour semble vaciller. Bises alpines et belle semaine.

  8. eki eder dit :

    merci pour ce partage intéressant
    belle soirée Brigitte

  9. Béa Kimcat dit :

    Superbes plis et replis de l’âme…
    Bises Brigitte et belle journée ensoleillée

  10. Tania dit :

    Magnifique présentation, merci, Brigitte. J’ai plusieurs fois lu du bien de ce roman et je suis heureuse que tu me rappelles ce titre que je m’étais promis de lire. C’est noté. Bonne journée dans la belle harmonie de ces deux peintures.

  11. thé ache dit :

    le temps passe et il est des sentiments qui subsistent longtemps, écriture qui parce que non destinée à être publiée est encore plus émouvante car d’une sincérité qui touche à la vérité d’être ?

  12. Aifelle dit :

    Je crois que c’est celui-ci qui est dans une de mes piles. Je vais partir à sa recherche. J’ai aimé tout ce que j’ai lu de Gaëlle Josse. Les deux tableaux sont magnifiques, mais j’ai une petite préférence pour « la jarre ». Bon après-midi Brigitte.

  13. Florinette dit :

    « Ce que nous tentons de bâtir autour de nous ressemble aux digues que les hommes construisent pour empêcher la mer de nous submerger. » […]
    Quelle magnifique métaphore, car c’est tout à fait cela et quand les digues s’effondrent on se retrouve complètement submergé, ce qui ressemblait à des vaguelettes, devient un tsunami ! Merci Plumes d’Anges pour ces très beaux extraits si magnifiquement accompagnés et douce semaine, je t’embrasse.

  14. manou dit :

    Un livre que j’avais beaucoup aimé et que j’ai reconnu dès tes premières lignes… Il faut que je continue à découvrir l’écriture toute en délicatesse de cet auteur…Merci de m’en donner envie.

  15. Michèle Loss dit :

    Les plis et replis de l’âme affectionnent les heures silencieuses… sinon comment pourrait-on entendre leurs doux murmures…
    En tendres pensées:-))
    Michèle

  16. daniel dit :

    « Agir selon son coeur » voilà une bien belle formule que nous devrions tous appliquer. On ressent à travers les passages évoqués une belle écriture emprunte de sensibilité .

  17. Merci pour cette découverte Brigitte, le texte de Gaëlle Josse, le tableau dont elle s’est inspirée et cette jarre ébrèchée !
    Ton commentaire m’a convaincue, je note sur le petit carnet ! Je t’embrasse.Claudie.

  18. Nikole dit :

    Quel superbe tableau !

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