Œil au guet…

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« … Souvent les enfants m’apportent ce qu’ils ont trouvé et qui respire et bouge et les captive, et celui-ci tenait devant lui ses deux mains fermées comme une boîte, soudain ouverte sur un rouge-gorge étourdi de froid ou de faim qu’il avait ramassé dans la neige.

Le lendemain, j’étais descendue au moulin acheter dix kilos de graines de tournesol et j’avais installé une mangeoire dans le rosier derrière la vitre de mon bureau, à hauteur de mon regard, et une autre en dessous, à même le sol. Et les oiseaux étaient arrivés…

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C’était un été paradoxal, de joie et de profonde mélancolie. L’été précédant, je m’en souvenais bien, le jour même où Le Monde titrait « La sixième extinction de masse est en cours », et annonçait la disparition des espèces, nous avions été visités par un Grand Mars changeant, plus vu depuis des années, entré par la porte-fenêtre grande ouverte. Son bleu métallique, irisé. Et une heure plus tard, dans la prairie, midi, était passé le voilier jaune taché de rouge et de bleu d’un Machaon. Je n’avais pas pu m’empêcher de voir dans ces insistantes apparitions des visites d’adieu : La Beauté vous salue bien…

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... Dans la nuit du 28 juillet, trois « raires » successifs, longs et lents, ont remué l’espace. Un cerf s’éveillait de sa longue paix sexuelle. Les « raires » de fin d’été ne ressemblent pas aux mugissements du brame, et sont faciles à imiter. On ouvre grand la bouche, on la tord, le menton baissé pour aller chercher les notes graves qu’on module en une mélopée paresseuse semblable au baîllement d’ être encore endormi.

Un soir je m’étais postée à côté de la cabane d’affût, au grand air, dans les fougères, sous un simple filet, quand est sorti de la forêt, à gauche, un magnifique 14. Bois noirs, élancés, andouillers très longs dans l’empaumure. Apollon. – Et Arador, tu l’as revu les bois dépouillés ? ai-je demandé à Léo, par mail. – Pas encore.

L’été s’achevait. Il pleuvait doucement. Je descendais à pas lents, précautionneux, à travers les éboulis des moraines ponctués de taillis, les bras écartés en balancier comme un funambule, les yeux agrandis, je ne pensais à rien, ne faisant pas plus de bruit que la pluie, toute à mon équilibre, quand j’ai aperçu, entre les rochers en contrebas, émerger des branches d’arbre, ocre clair, qui bougeaient. M’approcher, façon Ojibwa. Avancée/arrêt. Avancée/arrêt. Souffle retenu. Stop à moins de trois mètres. Je n’ai pas conscience du temps. Il n’y en a plus. Je m’assois, bien tassée, les bras autour des genoux. Je ne vois pas le museau, ni l’encolure, ni le corps couché. Seulement la nuque, les oreilles et la ramure dorée aux pointes blanches. Reposant sur ses pattes repliées, dans son fort de ronces, le cerf regardait à mon opposé, vers la vallée d’où aurait pu surgir un humain. Splendeur qui ne semblait pas faite pour être vue. Les oreilles, deux feuilles largement ouvertes, remuaient indépendamment l’une de l’autre pour capter le moindre bruissement, mais j’étais arrivée du haut, dans son dos, le vent pour moi. Tout est là, avoir le vent pour soi. Longuement, sans jumelles, je comptais et recomptais ses cors. C’était un 18-cors portant 6 et 5 aux empaumures, 5 comme 5 doigts écartés au bout de cette branche, plus 4 cors le long de cette branche. Je me disais : contemple la liberté sur son constant qui-vive, un être de liberté, mu par une incessante frayeur, tout de noblesse et de frayeur… »

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C’est un texte bondissant au sein d’une nature sauvage. Tout se passe la nuit pour l’observateur averti nous dit Pamina qui habite une ancienne métairie perdue au fin fond d’une forêt vosgienne – Les Hautes-Huttes – , avec son compagnon de vie Nils. Elle n’est pas peureuse mais patiente et passionnée. Elle regarde autour d’elle, reste à l’affût parfois des nuits entières, quel que soit le temps, juste pour admirer ces merveilles animalières que sont les cerfs, les biches, les chevreuils et saisir leurs comportements. Elle accompagne souvent Léo, photographe qui l’initie à cette observation. Parfois il ne se passe rien, mais souvent il y a de vrais cadeaux.

Les descriptions de l’auteure pour raconter ces animaux sont d’une grande richesse. Hormis l’incroyable vocabulaire – empaumure, cors, daintier, andouiller, époie… – , on apprend beaucoup de choses :  les cerfs dorment les yeux ouverts, ils perdent leurs bois chaque année au mois de mars, il en repousse de nouveaux recouverts d’un velours, puis vers la mi-juillet sur les nouveaux bois « allongés », ils mangent les velours tombés en lambeaux…

Elle nous parle de sa passion pour ces lieux sauvages, sa colère contre les chasseurs et l’O.N.F. Que l’on partage ou pas son point de vue, peu importe, elle nous entraîne dans ces mondes peu connus pour notre plus grand plaisir.

Encore un lecture que j’ai beaucoup appréciée,

initiée par Dominique –>

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Si vous aimez ces animaux,

partez à la découverte du travail de Catherine Blancard,

particulièrement de l’exposition « La liste rouge » vue à Chamonix il y a peu de temps

—>  ICI.

Extraits de : « Les grands cerfs »  2019  Claudie Hunzinger.

Illustrations : 1/ « Oiseaux chanteurs »  Illustration anonyme d’un dictionnaire de 1908  2/ « Cerf rouge et sa meute »  Carl Friedrich Deiker  1836-1892.

…..

Plonger vers l’authenticité…

BVJ – Plumes d’Anges.

16 commentaires sur “Œil au guet…”

  1. manou dit :

    Dès les premières lignes de ton extrait j’ai reconnu ce titre que j’avais eu beaucoup de plaisir à découvrir (et que j’ai présenté d’ailleurs sur mon blog). Quel plaisir de le redécouvrir grâce à toi aujourd’hui…et je suis allée lire l’avis de Dominique qu’à cette époque je ne connaissais pas encore 🙂

  2. thé ache dit :

    étonnamment ces rencontres sont précieuses, elles méritent toute notre attention, hier je fus voir une expo, des peintres (beaucoup de femmes) évoquaient ces rencontres hommes animaux, les célébrer et montrer leur fragilités….

  3. Tania dit :

    Plus rien lu de cette écrivaine depuis « Bambois, la vie verte ». Les beaux extraits que tu cites me donnent envie d’ajouter ce titre près d' »Un chien à ma table ». Bonne journée, Brigitte.

  4. Fiorenza dit :

    Billet très riche, chère Brigitte !

    Toujours les oiseaux, nos précieux oiseaux qui emplissent l’air printanier ;
    hier, l’habituel rouge-gorge un peu effronté me suivait « patte à patte »
    mais celui qui m’a époustouflée, c’est le geai se rapprochant si près…
    pour exhiber son magnifique plumage probablement !
    Pendant le déjeuner d’aujourd’hui, il est revenu faire le mannequin,
    une rareté pas encore remarquée, « l’œil au guet » devient peut-être plus exercé
    au fil du temps…

    Le cerf à présent, un grand souvenir il y a une quarantaine d’années
    tout près de Balmoral : des amis nous hébergeaient dans une maison
    en pleine nature et le premier matin, en ouvrant les volets,
    un très grand cerf, comparable à ceux de l’exposition de Chamonix,
    nous observait placidement au fond du pré…
    Il savait probablement que nos hôtes ne lui voulaient aucun mal !
    Cette image est restée gravée en nous par son côté irréel…

    Oui, chère amie, l’observation des animaux que vénérait Maurice Genevoix
    est une belle activité humaine, je ne cesse d’ailleurs de lire et de relire
    cet immense écrivain « perpétuel » …
    Merci de parfaire notre connaissance du monde sans paroles,
    même si ces dernières nous passionnent tout autant ❣️

  5. J’ai lu ce roman mais je n’avais pas accroché alors que j’avais beaucoup aimé un précédent roman de Claudie Hunzinger, La survivance. Toutefois, son style est beau, toujours poétique et, bien sûr, dévoué à la nature qu’elle a à cœur de montrer dans toute sa réalité.
    Bonne journée.

  6. Aifelle dit :

    Titre noté chez Dominique, mais pas encore lu. Je crois qu’il est sorti une BD depuis, avec de très beaux dessins. Je vais passer à Chamonix bientôt, dommage que l’expo de Catherine Blancard soit déjà terminée. Je vais quelquefois me promener dans un coin de forêt où il n’est pas rare de voir cerfs et biches traverser rapidement les chemins. Je n’ai pas tenté l’expérience de nuit. Bonne journée Brigitte. Bises.

  7. Béa Kimcat dit :

    J’aime les animaux alors je note…
    C’est beau et poétique
    Bises Brigitte et bon mardi

  8. Dominique dit :

    merci à toi pour le petit clin d’oeil
    un livre que j’ai aimé comme tous ceux de l’auteure depuis ses débuts avec Bambois il y a quelques décennies de ça
    je vais aller voir de ce pas le travail de C Blancard j’aime bien ce jeux de chassé croisé entre les blogs2

  9. Anne dit :

    Les oiseaux, j’en ai dans mon jardin, je les aime, je les regarde l’hiver, les aide à passer la froide saison. Quant aux cerfs, en Périgord, on les entend bramer, c’est impressionnant. Ils sont les maîtres tout- puissants. De grands seigneurs!!

  10. Michèle Loss dit :

    Rêverie entre le vol furtif de l’oiseau et la noble posture du cerf…
    De tous temps et pour tout le VIVANT, la liberté est en constant qui-vive…
    L’importance de soigner constamment et en toutes circonstances l’instinct de survie !
    Douces pensées Brigitte :-))
    A bientôt
    Michèle

  11. Nikole dit :

    Tu me fais penser à un reportage vu à la télé sur ces gens : https://www.chanteurs-oiseaux.com/
    Sinon, cette page et belle et je l’aime. Merci.

  12. Bonjour Brigitte,
    Tu sais combien j’aime les animaux alors je note.
    Un livre que je vais aimer c’est certain.
    Douce journée à toi.

  13. Célestine dit :

    Tu es mon bonheur du jour.
    j’aime tant observer la nature.
    Les oiseaux, comme les fleurs, ont des noms terriblement poétiques.
    Merci ma Plume.
    •.¸¸.•*`*•.¸¸☆

  14. eki eder dit :

    merci pour ce partage intéressant, je note
    bon wk Brigitte

  15. Ulysse dit :

    Je n’ai jamais eu la chance d’approcher un cerf d’aussi prêt l’affût est tout un art et demande une patience que peut être je n’ai pas ! Beau dimanche Brigitte

  16. Merci Brigitte pour ce texte magnifique et les illustrations ! J’avais lu un long article sur l’auteur lors de son prix Fémina. Passionnante !
    « splendeur qui ne semblait pas faite pour être vue » est exactement ce que j’ai ressenti, lorsqu’à 10 ans avec mon grand père nous sommes « tombés » sur une merveille pareille. L’impression d’un grand privilège.
    Je t’embrasse et te souhaite une douce semaine.

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