Blancs-tapis…

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« … Un peintre suisse du monde d’hier, Cuno Amiet, avait représenté, au début du XXème siècle, un skieur dans un paysage de neige : un point dans une nappe blanche, jaune plus exactement, enfin couleur de chair puisque la neige est la peau du ciel équarrie sur la Terre. Je voulais devenir ce personnage : une présence sans valeur dans un monde sans contours. Le voyage deviendrait un déplacement dépourvu de finalité, suspendu dans le monochrome. Ce serait l’action pure, parfaitement réduite à son seul accomplissement. Il y aurait la sueur, le silence et la trace. Les portes s’ouvriraient. J’entrerais dans le vierge, dilué…

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… Si nous avions eu pleine connaissance des crevasses sur lesquelles nous passions à l’aveugle, nous n’aurions jamais osé nous aventurer. Leçon pour la vie : ne pas tout savoir. La transparence est cet état qui, donnant à tout connaître, donne à tout redouter. La neige masquait l’ensemble et permettait de glisser dans l’inconscience, c’est à dire le bonheur. En ville, même principe. Si l’on se trouvait informé de la vie intime de nos proches, on n’accepterait plus le moindre contact…

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La nuit nous avait reconstitués. Nous foncions sur la fraîche. Du Lac commentait les devises des cadrans solaires sur les façades baroques : Horas Non Numero Nisi Serenas, « Je ne compte que les heures sans nuages ». L’homme serait inspiré de faire comme l’aiguille : retenir les rayons de la vie. Jamais les ombres.

Ces heures hautes et claires aidaient à l’exercice : effacer ce qui salit. Ne conserver ni rancune, ni dépit. Rester blanc. Comme neige…

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Le Blanc s’étendait dans l’indifférencié, par delà l’histoire et la géographie. Le Blanc ne constituait pas un milieu naturel, encore moins un paysage, mais une substance. Rapportée au monde abstrait, une substance s’appelle l’universel. Sa traversée s’appelle un rêve.

La neige était un élément transitoire, fragile et éphémère. Un jour, elle fondait. Le monde revêtait alors une forme que le manteau avait dissimulée. On croyait se glisser dans un décor. On s’invitait dans une parenthèse… »

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Sylvain Tesson et Daniel du Lac – guide de haute montagne – traversent les Alpes de Menton à Trieste avec skis et crampons en 85 jours, entre 2018 et 2021.  Il font une belle rencontre, un certain Rémoville – ingénieur de formation – qui se joint à eux. Ce livre est un « Carnet de voyage » relatant leurs quatre expéditions, La liberté, Le temps, La beauté et L’oubli en sont les titres poétiques.

Entrer dans le blanc n’est pas anodin, la souffrance y jouxte l’extase. S’extraire du quotidien et de ses vicissitudes, méditer, élargir son univers intérieur, ouvrir grand les yeux sur l’extraordinaire beauté du monde, s’alléger des fardeaux, se fondre dans les paysages, laisser monter en soi des bulles d’ivresse du passé, goûter au plaisir de la glisse et du feu qui réchauffe après avoir eu peur, avoir eu froid…

Cette immersion dans le blanc m’a touchée, peut-être parce que j’ai grand plaisir à « naviguer » dans les Alpes. J’ai apprécié le côté rebelle de l’écrivain voyageur, il nous offre un joli moment de lecture, très vivant, émaillé d’anecdotes ou de références littéraires, qui invite à partir maintenant, les blancs tapis ne sont pas éternels.

Dans notre monde qui tourne à l’envers, Blanc est un livre qui fête le printemps nouveau avec ferveur…

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Extraits de : « Blanc »  2022  Sylvain Tesson.

Illustrations : 1/« Rochers sous la glace et la neige »  Pekka Halonen  1865-1933  2/« Neige et eau »  Arthur G.Dove  1880-1946.

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S’immerger dans l’énergie du blanc…

BVJ – Plumes d’Anges.

17 commentaires sur “Blancs-tapis…”

  1. Fiorenza dit :

    Somptueux tableaux en mots et en couleurs, voilà le monde
    de Sylvain Tesson qui nous lave des laideurs criardes 🤍
    Plus nous le lisons, plus nous l’écoutons, plus nous voyons l’artiste
    grimper sur les sommets de la littérature…

    Merci, chère Brigitte, nous avons tant besoin de blanc,
    de silence, de recueillement et de musique du vent !
    Se fondre dans le paysage, rêve secret de tous les poètes
    qu’il réussit presque à nous faire atteindre !

    Voilà un dimanche qui débute en beauté, un moment de grâce
    où une seule phrase suffira à mon bonheur :
    « La neige est la peau du ciel équarrie sur la Terre »,
    le tableau d’Arthur Dove en est une traduction presque parfaite !

    Fiorenza, de tout cœur !

  2. Dominique dit :

    quel magnifique tableau, Tesson est sur mes étagères près à la lecture, j’aime les récits de montagne, il y a peu j’ai écouté Premier de cordée ça reste pour moi un très bon récit

  3. Anne dit :

    Je l’ai lu, j’adore Sylvain Tesson; au fin fond de l’Inde, il y a moins d’un mois, j’ai relu son bouquin sur ND de Paris. J’aime sa fidélité à ses valeurs, son courage, son sens de l’aventure; c’est une belle âme un brin rebelle, mais il en faut comme la sienne!

  4. daniel dit :

    En yoga , le blanc est la couleur qui neutralise toutes les amabainces, notamment celles nocives. C’est un exercice très intéressant pour se dégager des mauvaises vibrations.

  5. Florinette dit :

    Je comprends que cette immersion t’ait touché, car j’aime aussi me laisser happer par ces grands espaces et encore plus quand ils sont recouverts de neige, ce blanc me fait toujours penser aux nuages, comme si je voyageais dans le ciel. C’est si apaisant. Merci Plumes d’Anges et doux dimanche, je t’embrasse.

  6. Adrienne dit :

    c’est un « blanc » qui se fait de plus en plus rare 😉

  7. Célestine dit :

    Inimitable Sylvain Tesson.
    « une présence sans valeur dans un monde sans contours. »
    Sans valeur, c’est sans contexte exagéré. Mais de son point de vue, dans une logique universelle d’abnégation, c’est lumineux comme un champ de neige.
    Merci pour ces beaux extraits, ma Plume.
    •.¸¸.•*`*•.¸¸☆

  8. Aifelle dit :

    J’adore les deux tableaux ; je suis moins admirative de Sylvain Tesson, mais ce n’est pas grave, restent les paysages et ce blanc vertigineux. Bonne semaine Brigitte, bises.

  9. thé ache dit :

    le blanc ce blanc qui est de moins en moins présent, il se fait signe des temps, la nostalgie l’accompagne, et amène à questionner ce qui accompagne sa raréfaction sur les cimes et dans nos mémoires…

  10. eki eder dit :

    j’aime beaucoup cet auteur
    merci pour ce partage de ce livre blanc
    bon printemps Brigitte

  11. Bonjour Brigitte,
    j’aime la neige et le blanc est ma couleur préférée. Alors je ne peux qu’aimer les deux tableaux.
    Merci également pour les deux extraits. Une douce journée Brigitte. je t’embrasse

  12. Merci pour ces extraits Brigitte ! Le tableau de Dove est superbe, il nous aspire….
    La neige a quelque chose d’hypnotique et d’apaisant. Mais comme tu le dis, « les blancs tapis ne sont pas éternels ».
    Belle fin de journée, je t’embrasse bien amicalement.

  13. Dédé dit :

    Merci de citer Sylvain Tesson. Je l’admire, je l’adore, je l’adule. Bises alpines.

  14. Angedra dit :

    Les paysages enneigés ne sont pas vraiment mes préférés… les sons assourdis, cette oppression que je ressens. Sans doute si peu habituée à la neige et à ses joies.
    Mais j ai apprécié les textes et retenu « retenir les rayons de la vie … »

  15. Tania dit :

    Pas encore lu, mais je le ferai. Ta présentation est particulièrement persuasive – superbes illustrations ! Merci, Brigitte.

  16. Ulysse dit :

    Fervent lecteur de Sylvain Tesson je vais lire ce récit . heureusement que l’on ne sait pas tout du monde que l’on parcourt et des gens que l’on fréquente …Belle semaine à toi Brigitte

  17. Florinette dit :

    Un petit coucou en passant pour te souhaiter un doux dimanche Plumes d’Anges. Bisous

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