Incandescences…

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« …↕À l’heure de mourir, Haru Ueno regardait une fleur et pensait : Tout tient à une fleur. (…)

Il savait qu’il serait mort bientôt et il se disait : Enfin, je suis accordé aux choses…

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… Au cours des siècles, des hommes avaient assemblé les bâtiments et les jardins, disposé les temples, les arbres et les lanternes et, à la fin, ce labeur patient avait engendré un miracle : en arpentant les allées, on se sentait tutoyer l’invisible. Beaucoup en créditaient le mérite aux présences supérieures qui hantent les lieux sacrés mais Haru, lui, avait appris des pierres de son torrent que l’esprit naît de la forme, qu’il n’y a rien d’autre que la forme, la grâce ou la disgrâce qui en résultent, l’éternité ou la mort contenues dans les courbes d’un rocher…

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Ainsi, Haru Ueno était né et mourrait en regardant un iris. Désormais, il le savait : pour être présent aux choses, il lui fallait naître ou mourir et cela, chaque fois, aurait lieu au jardin…

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À un moment, Keisuke s’adressa au frère d’Isao.

– Alors, Ieyasu, tu crois en la vie idéale ?

Bien-sûr, l’autre était trop soûl pour répondre.

– Elle n’existe pas, dit Keisuke. Ne juge pas trop sévèrement tes parents et tes frères, ils croient en ce qu’on leur a dit de faire plutôt que de faire ce en quoi ils croient et tant d’autres encore sont comme eux. Mais Isao, lui, ne croyait qu’en l’humanité et, pour cette raison, il était de ces hommes avec lesquels une vie idéale est possible…

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Au sol, une mousse épaisse, veloutée et presque phosphorescente, courait sur les racines et les pierres. Plus loin, une clairière abritait un étang d’où montaient les brumes légères de l’hiver. Tout autour, les branches noires de janvier calligraphiaient un poème secret. Haru s’enfonça dans le sous-bois et flâna sous les brisures de soleil pâle. Il s’arrêta, leva les yeux vers les frondaisons des cyprès et des érables nus. Ils sont immobiles mais ils engendrent la vie, pensa-t-il, alors que nous arrachons nos racines pour échapper à notre ombre. Puis, dans la lignée de ce qu’il avait compris en quittant ses montagnes après la mort de son père : ailleurs est ici, dans la transformation…

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… – Mais tout homme se représente la vie, dit Paul.

– Cette chienne, dit le potier. Tu crois qu’il y a beaucoup plus à en dire ?

Paul ne répondit pas.

– Et toi, demanda Keisuke à Haru, de quelle façon te la représentes-tu ?

– Comme la traversée d’un fleuve, répondit-il, un fleuve d’eau noire à force d’être profonde. Je ne peux en voir le fond mais il faut traverser tout de même.

Keisuke le regarda avec tendresse.

– Tu fais bien, dit-il, la rosée est sur l’autre rive… »

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C’est un roman publié en 2022 dont la suite a été publiée en 2020. Étrange non ?

C’est l’histoire d’Haru Ueno qui nous plonge dans les vieilles mémoires de sa vie. Il a quitté sa famille et ses montagnes, il vit à Kyoto où il est devenu un riche marchand d’Art très renommé. Il soutient et promeut le travail d’artistes, mène une vie où les rencontres féminines sont nombreuses mais ne vont pas loin, retrouvent ses amis chaque jour, le saké – la boisson des dieux – coule à flot…

Il habite une splendide maison de bois et de verre qu’il a lui-même dessinée, au bord d’une rivière face aux montagnes de l’est. Au centre, une cage de verre ouverte sur le ciel où un érable offre le divin spectacle des métamorphoses liées à la valse des saisons. Un soir, il fait la rencontre de Maud, une française à la chevelure flamboyante, ils partagent dix nuits exaltantes, elle quitte le Japon et rentre en France. Peu de temps après, il apprend qu’elle attend un enfant, une certitude s’installe en lui, c’est son enfant. Une vague d’amour déferle en lui instantanément. Maud confirme cette paternité mais lui interdit d’approcher cet enfant. Haru n’a pas d’autre choix, il supporte l’ultimatum, à sa façon…

Ce livre nous parle des mues successives de Haru, ce sont des bulles de poésie. J’ai aimé sa douceur, la profondeur de ses interrogations ; il poursuit sa vision du monde, cultive la beauté, l’amitié et l’amour inconditionnel de sa fille. Son quotidien est raconté par petites touches : méditations, balades, discussions amicales, joies et chagrins, apparitions surnaturelles. Tout est dit sur un ton égal, avec délicatesse et dignité, il cherche à éclairer le fil de la vie, cette vie qu’il accepte sans révolte. L’homme se questionne et questionne ses amis jusqu’à leur dernier souffle, jusqu’à son dernier souffle, ils s’enrichissent de toutes les réponses offertes…

J’aime infiniment Muriel Barbery, elle signe là un vrai roman japonais, dans un monde entre deux mondes.

Si vous voulez lire ou relire la suite, vous pouvez emprunter ce chemin

—>  « Une rose seule »

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Extraits de : « Une heure de ferveur »  2022 Muriel Barbery.

Illustrations : 1/« Mont Hiei »  3/« Phalènes »  Gyoshu Hayami  1894-1935   2/« Chrysanthèmes blancs »  Watanabe Shotei  1851-1918.

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Choisir la ferveur…

BVJ – Plumes d’Anges

16 commentaires sur “Incandescences…”

  1. Fiorenza dit :

    J’aime infiniment Muriel Barbery, dis-tu chère Brigitte…
    Comment ne pas tomber sous le charme de ses mots « jardinés » ?

    Ici, un paysagiste, féru de culture japonaise, pratique l’art
    des arbres jardinés : il fait ainsi entrer la lumière au cœur des branches…
    Muriel Barbery me semble creuser le même sillon !

    Le jardin serait donc l’alpha et l’oméga de notre existence,
    quelle idée superbe en ce lundi d’automne :
    chacun d’entre nous a son érable, son acacia doré ou sa fière fleur d’iris,
    le paradis est toujours au jardin…puisque c’est le même mot 🍃🍂🍃

    Avec toute mon amitié reconnaissante !

  2. Dominique dit :

    Muriel Barbery est une auteure que j’aime beaucoup mais par contre hélas je n’ai pas accroché à ce livre là sans raisons évidentes peut être lu à un moment où je n’étais pas réceptive c’est fréquent pour moi en ce moment et la lecture même si elle est bien toujours présente, me comble un peu moins hélas

  3. Michèle Loss dit :

    Coucou Brigitte !
    quelques nuits exaltantes…quelques mois d’attente…et voici une naissance…
    Que penser de la décision d’une femme refusant que l’enfant ne puisse connaître l’autre moitié de lui-même…
    Nuits exaltantes ? pour elle, il semblerait que ce ne sont que quelques moments où seules les attentes sexuelles pont été assouvies…
    Pour l’enfant… quelles seront les conséquences tant émotionnelles que psychologiques ?
    Pour le père les réponses sont dans le livre…

    Douces pensées pour une belle semaine,
    Michèle

  4. Adrienne dit :

    tiens, Muriel Barbery! je lui en veux encore d’avoir tué son personnage principal à la fin de l’élégance du hérisson 😉

  5. Tania dit :

    Tu donnes envie de renouer avec cette romancière, dont je n’ai lu que le roman le plus connu.

  6. Anne dit :

    Certains de Muriel Barbery m’ont déçue…..par exemple Une rose seule…Mais celui- là dont tu parles si bien, me tente…Merci Brigitte pour tes lectures sensibles!

  7. Aifelle dit :

    Je n’ai pas retrouvé la Muriel Barbery que j’aime dans « une rose seule », alors je ne sais pas si lire le début de l’histoire me réconcilierait avec elle. C’est curieux cette manière de procéder, aurait-elle éprouvé le besoin de compléter « une rose seule » où savait-elle dès le départ qu’il y en aurait deux ? Bonne journée Brigitte, bises.

  8. Den dit :

    ….sont des bulles de poésie. Je vais m’y plonger…..
    j’adore. Merci Brigitte….
    Douce soirée.

  9. Ces extraits sont très beaux. Comme beaucoup, je ne connais de Muriel Barbery que son premier livre qui a eu un si grand succès. Je regarderai en allant fureter à la médiathèque cette après-midi.

  10. Dédé dit :

    Coucou. Je n’ai jamais lu cette autrice mais les extraits que tu cites donnent vraiment envie. Finalement, la vie, c’est simple quand on sait apprécier chaque petit moment d’une journée ordinaire. Bises alpines.

  11. Béa Kimcat dit :

    Tu as joliment présenté les extraits de ce livre de Muriel Barbery qui me tente.
    Bises Brigitte

  12. Je ne connais d’elle que « l’élégance du hérisson » mais les extraits que tu as relevés sont tentants.
     » Enfin je suis accordé aux choses… » N’est-ce pas le sommet de la sagesse à l’heure de sa mort ?
    Merci Brigitte pour cette présentation si joliment illustrée. Bises. Claudie.

  13. Ulysse dit :

    Oui la rosée est sur l’autre rive allons y nous en rafraîchir ! L’univers tient dans une goutte de rosée…
    Céleste week end Brigitte

  14. thé ache dit :

    une belle invitation à aller découvrir sur les ailes des papillons …ou à la force des bars , des rencontres et du destin…

  15. Florinette dit :

    A te lire, j’aime cette poésie, cette douceur qui en émanent, ça donne envie de suivre l’itinéraire de cet homme. Merci Plumes d’Anges pour ce beau moment et doux dimanche, je t’embrasse.

  16. Marie Minoza dit :

    Tu nous parles de ce livre avec amour et douceur et tu donnes envie de l’ouvrir

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