Lettres d’intérieur…

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Des voix s’élèvent, magnifiques, émouvantes,

des voix qui viennent des profondeurs de l’âme.

Ces Lettres d’intérieur,

lues par Augustin Trapenard  dans le 7/9 de France Inter,


lui ont été confiées par des gens connus.

Elles ont été écrites sur le sujet de leur choix et adressées à la personne de leur choix.

– il y en a d’autres, très belles elles aussi, allez les lire dès que vous le pourrez –

Ces voix témoignent de la vraie humanité,

celle que la société a égarée sur son chemin en ne pensant qu’à l’argent et aux profits.

Ces voix sont des cadeaux, des lumières pour nous aider à réfléchir,

pour nous aider à imaginer et réaliser un monde nouveau…

Merci à ces voix et à celles et ceux qui les font entendre.

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Montreuil, le 26 mars 2020

Bonjour, « beau gosse »,

Je décide de t’appeler « Beau gosse ». Je ne te connais pas. Je t’ai aperçu l’autre jour alors que, masquée, gantée, lunettée, j’allais faire des courses au pas de charge, terrifiée, dans une grande surface proche de ma maison. Sur mon chemin, je dois passer devant un terrain de foot qui dépend de la cité dans laquelle tu habites et que je peux voir de ma maison particulière pleine de pièces avec un jardin. 

Je suis abasourdie de vivre une réalité qui me semblait appartenir à la science fiction. 

À mon réveil chaque jour je prends ma température, j’aère ma maison pendant des heures au risque de tomber malade, paradoxe infernal et ridicule. La peau de mes mains ressemble à un vieux parchemin et commence à peler, je les lave avec force et savon de Marseille toutes les demie heures. Si je déglutis et que cela provoque une légère toux, mon sang se glace et je dois faire un effort sur moi-même pour ne pas appeler mon médecin. Je n’ai d’ailleurs pas fui en province pour rester proche de lui. Je deviens folle ! 

Sortir me demande une préparation  mentale intense, digne d’une sportive de haut niveau, car pour moi une fois dehors tout n’est que danger ! Et c’est dans cet angoissant état d’esprit, que je t’ai vu, loin, sur ce terrain de foot, insouciant, jouant avec tes copains, vous touchant, vous tapant dans les mains comme des chevaliers invincibles protégés par le bouclier de la jeunesse.

Vous étiez éclatants de sourire, d’arrogance, de vie mais peut-être  aussi porteurs de malheurs inconscients. 

Si vous étiez dehors, c’est qu’il n’est pas aisé d’être je ne sais combien dans un appartement toujours trop étroit, c’est invivable et parfois violent. 

Vos parents travaillent, eux, toujours, à faire le ménage dans des hôpitaux sans grande protection ou à livrer toutes sortes de denrées et de colis que nous récupérerons prudemment avec nos mains gantées après qu’ils ont été posés devant nos portes fermées. Prudence oblige. 

Bakari, je suis née dans un monde similaire au tien je n’ai eu de cesse de l’avoir toujours très présent dans mon cœur et ma mémoire, et je n’ai eu de cesse de le célébrer et d’essayer de faire changer les choses. 

Aujourd’hui je te demande pardon, à toi porteur sain certainement qui risque d’infecter l’un des tiens. 

Je te demande pardon de ne pas avoir été assez convaincante, assez entreprenante, pour que la société dans laquelle tu vis soit plus équitable et te donne le droit de penser que tu en fais partie intégrante. Tout ce que je dis aujourd’hui, tu ne l’entendras pas, car tu n’écoutes pas cette radio. 

Je voudrais juste que tu continues à exister, que ta mère, ton père, tes grands-parents continuent à exister, à rire et non pleurer. 

Je ne sais pas comment te parler pour que tu m’entendes : je suis juste une pauvre folle masquée, gantée, lunettée, qui passe non loin de toi et que tu regardes avec un petit sourire ironique car tu n’es pas méchant, tu es simplement un adolescent qui n’a pas eu la chance de mes enfants.

Ariane Ascaride

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Cergy, le 30 mars 2020

Monsieur le Président,

« Je vous fais une lettre/ Que vous lirez peut-être/ Si vous avez le temps ». À vous qui êtes féru de littérature, cette entrée en matière évoque sans doute quelque chose. C’est le début de la chanson de Boris Vian Le déserteur, écrite en 1954, entre la guerre d’Indochine et celle d’Algérie. Aujourd’hui, quoique vous le proclamiez, nous ne sommes pas en guerre, l’ennemi ici n’est pas humain, pas notre semblable, il n’a ni pensée ni volonté de nuire, ignore les frontières et les différences sociales, se reproduit à l’aveugle en sautant d’un individu à un autre. Les armes, puisque vous tenez à ce lexique guerrier, ce sont les lits d’hôpital, les respirateurs, les masques et les tests, c’est le nombre de médecins, de scientifiques, de soignants. Or, depuis que vous dirigez la France, vous êtes resté sourd aux cris d’alarme du monde de la santé et  ce qu’on pouvait lire sur la  banderole  d’une manif  en novembre dernier -L’état compte ses sous, on comptera les morts – résonne tragiquement aujourd’hui. Mais vous avez préféré écouter ceux qui prônent le désengagement de l’Etat, préconisant l’optimisation des ressources, la régulation des flux,  tout ce jargon technocratique dépourvu de  chair qui noie le poisson de la réalité. Mais regardez, ce sont les services publics qui, en ce moment, assurent majoritairement le fonctionnement du pays :  les hôpitaux, l’Education nationale et ses milliers de professeurs, d’instituteurs si mal payés, EDF, la Poste, le métro et la SNCF. Et ceux dont, naguère, vous avez dit qu’ils n’étaient rien, sont maintenant tout, eux qui continuent de vider les poubelles, de taper les produits aux caisses, de  livrer des pizzas, de garantir  cette vie aussi indispensable que l’intellectuelle,  la vie matérielle.  

Choix étrange que le mot « résilience », signifiant reconstruction après un traumatisme. Nous n’en sommes pas  là. Prenez garde, Monsieur le Président, aux effets de ce temps de confinement, de bouleversement du cours des choses. C’est un temps propice aux remises en cause. Un temps   pour désirer un nouveau monde. Pas le vôtre ! Pas celui où les décideurs et financiers reprennent  déjà  sans pudeur l’antienne du « travailler plus », jusqu’à 60 heures par semaine. Nous sommes nombreux à ne plus vouloir d’un monde  dont l’épidémie révèle les inégalités criantes, Nombreux à vouloir au contraire un monde  où les besoins essentiels, se nourrir sainement, se soigner, se loger, s’éduquer, se cultiver, soient garantis à tous, un monde dont les solidarités actuelles montrent, justement, la possibilité. Sachez, Monsieur le Président, que nous ne laisserons plus nous voler notre vie,  nous n’avons qu’elle, et  « rien ne vaut la vie » –  chanson, encore, d’Alain  Souchon. Ni bâillonner durablement nos libertés démocratiques, aujourd’hui restreintes, liberté qui  permet à ma lettre – contrairement à celle de Boris Vian, interdite de radio – d’être lue ce matin sur les ondes d’une radio nationale.

Annie Ernaux

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Que de magnifiques initiatives dans ce moment délicat,

laissons parler notre intuition…

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Illustrations : 1/ « Grands chardons et coquelicots » Franz-Xaver Gruber   1787-1863  2/« Bouquet de coquelicots près d’une fenêtre » Olga Wisinger-Florian  1844-1926.

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Revenir à l’essentiel…

BVJ – Plumes d’ Anges.

13 commentaires sur “Lettres d’intérieur…”

  1. Fiorenza dit :

    Du fond de l’oasis bretonne, encore merci chère Brigitte !

    La diatribe subversive d’Annie Ernaux me plaît !
    Nos anges gardiens de la santé criaient dans le désert et les pachas,
    sous leurs tentes dorées, n’en voulaient rien entendre…

    Puisse cette longue période de réflexion faire comprendre aux « importants »,
    comme les nommait le philosophe Alain, que « les riens » sont en réalité
    le TOUT !

    Avec mes pensées les plus chaleureuses et les plus « iodées » 🌊 🍃 🌊

  2. Adrienne dit :

    ah oui magnifique à donner la chair de poule!
    j’avais déjà lu la lettre d’Annie Ernaux, celle d’Ariane Ascaride me touche encore plus…
    mille mercis

  3. Si belle lettre d’Ariane Ascaride. Merci Brigitte de nous la redonner.

  4. daniel dit :

    Un tout petit microbe est en train de refaire le monde. Je n’aurais jamais pensé cela !!

  5. Anne dit :

    J’avais lu celle d’Annie Ernaux qui a tellement raison….

  6. Merci Brigitte de retranscrire ici ces très belles lettres de deux femmes, culpabilisée pour l’une et percutante pour l’autre. Crois-tu que les lignes vont bouger après ? Qui a cette réponse ?
    Je t’embrasse et te souhaite des jours apaisés.

  7. Aifelle dit :

    J’ai entendu en direct la lettre d’Annie Ernaux, je n’avais pas vu celle d’Ariane Ascaride. On y retrouve bien leurs auteures. Je vais faire attention à celles qui vont suivre, c’est une belle idée d’Augustin Trapenard. C’est presque la radio qui me permet de maintenir le plus de repères, les voix familières que je retrouve chaque jour me donnent un semblant de normalité. Bonne journée Brigitte.

  8. Merci. Revenir aussi à la radio…

  9. thé âche dit :

    la nécessaire prise ce conscience donne à chacun l’opportunité de s’interroger / espérons que ces questions trouvent ultérieurement des réponses non confisquées

  10. Colo dit :

    Magnifiques ces lettre, oui, Celle de ce matin sur les femmes maltraitées et confinées était si émouvante aussi que j’en avais une larme à l’oeil.
    Merci d’en parler ici, je t’embrasse

  11. J’adore ce moment de grande émotion…. et vous avez cité deux lettres particulièrement fortes… comme celles sur les femmes maltraitées évoquée dans un commentaire… Merci à vous de faire un signe au beau travail que fait Augustin Trapenard… belle journée à vous.

  12. Florinette dit :

    Je ne connaissais pas cette émission et là je suis en train d’écouter « Seul l’amour sait nous raconter à ceux qui savent écouter… » de Yasmina Khadra, c’est magnifique et te remercie pour cette très belle découverte. Belle journée Plumes d’Anges et prends bien soin de toi, je t’embrasse !

  13. dasola dit :

    Bonjour Plumes d’anges, je n’avais pas entendu ces textes car après les infos du 8h sur France Inter, j’éteins et je me à lire, à télétravailler ou ne rien faire. Merci ces deux textes. Celui d’Annie Ernaux me plaît beaucoup. Prends soin de toi.

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