Poignante sombritude…

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« … Je le voyais pas. Comment j’aurais pu deviner ?

Il connait cet endroit autrement qu’en souvenir. Quelque chose parle dans sa chair, une langue qu’il ne comprend pas encore.

Comment j’aurais pu imaginer qui il était ?

Il est grand temps que les ombres passent aux aveux…

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Tout homme est un souffle, une image vouée à disparaître, une ombre qui s’agite. J’ai appris que seules les questions importent, que les réponses ne sont que des certitudes mises à mal par le temps qui passe, que les questions sont du ressort de l’âme, et les réponses du domaine de la chair périssable. J’ai appris que chaque histoire est grande de son propre mystère…

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Le soleil était en train de chasser la gelée blanche.

Le jeune homme déplie un bras, comme s’il s’apprêtait à désigner quelque chose. Se met à rouler la manche de sa chemise jusqu’au pli du coude et plus haut encore, là où quelques muscles ont poussé, là où s’étale la marque rougeoyante en forme de feuille, qui elle, n’a jamais grandi depuis l’enfance.

Comment j’aurais pu deviner ?

Il laisse retomber son bras le long du corps. Ne bouge plus, regard posé ailleurs que sur les yeux de l’homme, posé sur sa figure, pourtant : front, nez, menton ; peu importe, pourvu que ce ne soient pas les yeux. Puis il recule, tend l’autre bras en arrière. La main trouve d’instinct la bride. La saisit. Cela pourrait finir ainsi, maintenant, si seulement il se retournait et s’en allait. Mais il est trop tard, et ils le savent tous les deux. Maintenant qu’ils sont un, par la marque commune qui imprègne leur chair. L’homme sans age ne voit désormais plus que cette marque qu’il avait fini par oublier, à force de regards dressés à fuir les miroirs, les vitres et les flaques. Il n’a, ils n’ont toujours pas de mots, pas un seul, pas même ce mot qui les brûle, qui n’est pas le même mot et signifie pourtant la même chose… »

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Une histoire foudroyante – je vous l’avoue, j’ai failli en arrêter la lecture et puis je me suis dit qu’il était impossible de raconter la noirceur profonde sans nous amener sur un chemin de lumière – !

Rose – elle porte ce doux et magnifique prénom  – en est l’héroïne, jeune fille de quatorze ans vendue par son père miséreux à un notable. Sa vie devient alors un enfer. Rose est combative, elle lutte, elle ne veut pas que le mal et la cruauté aient le dernier mot, elle trouve au fond d’elle-même, avec un infini courage,  des forces qui l’amèneront vers les mots et l’écriture, pour ne pas être oubliée.

L’histoire se raconte à travers les personnages, ils possèdent chacun un langage propre, la parole n’est d’ailleurs pas donnée aux bourreaux. L’auteur semble puiser son inspiration dans une mémoire invisible du monde, son écriture coule comme l’eau d’une rivière. La couverture du livre, une photo argentique de l’écrivain-photographe Sara Saudkova, modifiée par un découpage vertical, prend tout son sens au fil des pages.

C’est un roman puissant, une histoire poignante qui laisse des traces, je suis vraiment heureuse de ne pas avoir interrompu ma lecture.

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Extraits de : « Né d’aucune femme »   2019   Franck Bouysse.

Illustrations : 1/ « Rose et muguet »  Frants Diderik Boe  1820-1891   2/ « Au bord de la forêt » August Heirich  1794-1822.

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Trouver des forces en soi…

BVJ – Plumes d’Anges.

 

13 commentaires sur “Poignante sombritude…”

  1. Adrienne dit :

    oh non, de quoi me filer des cauchemars pour le reste de la vie…
    (je ne me remets pas de certaines choses vues ou lues dans le passé – même lointain – alors il vaut mieux que je ne le fasse plus ;-))

  2. Anne dit :

    Je l’ai lu, moi aussi, j’ai failli arrêter; je l’ai posé, puis HEUREUSEMENT repris, car la fin s’éclaire tout de même avec la figure du prêtre. C’est un livre fort, pas gnan-gnan, sans date, sans lieu; simplement une histoire sombre qui aurait pu se passer en bien des endroits, en bien des régions de France au XIX° siècle.
    Quant à l’écriture: magnifique!

  3. Anne dit :

    PS: je fais partie d’un club d’amies -lecture, celles qui l’ont lu ont aussi trouvé ça fort. Unanimité des lectrices sur le sujet!

  4. naline dit :

    « Chaque histoire est grande de son propre mystère »… une phrase qui m’interpelle.
    Merci pour cet aperçu. J’ajoute ce titre à ma liste des « à lire ».
    As-tu lu « Bakhita » ? peut-être un peu dans la même veine…

  5. Tania dit :

    Je me souviens du passage de l’auteur à La Grande Librairie et de ce titre étonnant. Mais je freine encore devant tant de noirceur.

  6. Il y a des livres, comme ça, qui te font violence mais qui t’enrichissent. Je pense à Anima, de Wadji Mouawad, par exemple, énorme choc, fascination pour cette écriture qui sait dire l’horreur alors même que je suis plutôt du genre hyper sensible.
    Je n’ai pas lu ce « Né d’aucune femme »…
    Merci, Brigitte.

  7. Poussy dit :

    Oui, l’histoire est dure mais la beauté de l’écriture et l’intensité des sentiments font entrer la lumière à chaque phrase.
    Ça m’a laissée sans voix, assommée, éblouie, ça a tapé mon coeur très fort, livre inoubliable qui restera longtemps éclairé après avoir été fini.
    Pour moi, chef-d’oeuvre.
    Pour toi, mille bises.

  8. J’ai entendu parler de ce livre, mais pour l’instant, le courage m’a manqué.
    Voyant tes mots et les commentaires, pourquoi pas … Merci Brigitte, bon début de semaine et bises.

  9. Franck Bouysse est, je trouve, un écrivain d’une rare puissance. Le passage choisi sur les questions et les réponses me touche tout particulièrement.
    Bonne journée !

  10. Fiorenza dit :

    Impossible d’imaginer cette lecture, chère Brigitte !

    Ernest Renan, notre grand écrivain « local », disait qu’il ne pouvait accorder
    du temps aux choses lugubres tant il avait de belles à découvrir..
    Je suis sur la même ligne, question de caractère probablement !

    Avec toute ma joyeuse amitié !

  11. Florinette dit :

    A travers tes mots, on ressent bien toute l’émotion que renferme ce livre.
    Merci pour ce beau billet Plumes d’Anges et belle semaine, je t’embrasse !

  12. daniel dit :

    Moi qui ne lis jamais, je ne vais pas me mettre à lire un roman aussi noir !!

  13. Ulysse dit :

    J’avoue Brigitte que je n’aurais pas le coeur à lire la dramatique destinée de Rose…..Je vous souhaite un beau week end

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