Passeurs…

.

.

« … ce que lui dit sa voix, au-delà du récit qu’il fait, c’est que la vie a passé. Son fils est là, devant elle, grand comme un homme. Elle le regarde avec émotion, semble le voir pour la première fois. Il croise son regard mais ne comprend pas que c’est le regard d’une mère qui découvre que son enfant ne lui appartient plus tout à fait. Elle le laisse parler, espérant qu’il le fera durant toute la nuit, même si elle s’endort, même si le feu s’éteint et que le froid les saisit : qu’il parle pour raconter tout ce qu’il a vu, pour que ces instants s’étirent et ne s’achèvent jamais. Elle a bien fait de le confier à la colonne. Elle s’était juré de la faire lorsqu’il était encore un nouveau-né. Malgré sa peur et ses réticences de mère, elle s’était juré de l’arracher régulièrement à ses propres bras. C’est ce qu’elle a toujours appelé « le serment d’Alika ». Aujourd’hui, il sent qu’elle n’a plus besoin d’autres voyages. Il est prêt. Il sait ce qu’il doit savoir. Alors, lorsqu’il se tait, lorsque la nuit est tombée et que les chèvres se sont regroupées, serrées les unes contre les autres en prévision du froid qui va descendre des montagnes, elle le regarde et lui dit simplement : « Demain, nous partirons. » Elle le dit avec une voix qui ne laisse aucun doute. Il n’est pas besoin de préciser ni où ni pourquoi. Il comprend que ce qu’ils vont quitter demain, ce ne sont pas seulement ces terres de cailloux, cette vieille hutte où s’entassent des objets d’exil et les montagnes alentour, c’est leur vie elle-même…

.

… Darzagar s’assoit à la proue, face à Malaka, et se tait. Il s’installe dans l’attente et Malaka sent que cela peut durer des heures. Ce n’est plus ce qui compte. La barque dérive doucement, comme si le vieux passeur s’en était remis à la mer, ou à la lune, ou à tout autre force que Malaka ne connait pas mais qui régit l’ordre des choses. Le monde doit prendre une décision et ils ne peuvent ni le presser ni l’influencer…

.

« Moi Malaka, fils de l’énigme, je ne peux pas raconter une enfance entière : ces longs jours de silence où Salina n’est qu’un corps blotti contre celui de Mamambala. Puis ses progrès, ses hésitations, ses tentatives… Ces jours où elle s’élance, babille, marche, puis parle. (…) Je ne peux pas raconter toutes ces années et pourtant il faudrait, car c’est là qu’elle rencontre Kano, fils de Sissoko Djimba. Il est pour elle un petit garçon avec lequel elle joue, avec lequel elle découvre le monde. Kano qu’elle aime. D’emblée. D’aussi loin qu’elle puisse se souvenir, parce qu’il est à la fois l’autre et elle-même. Avec lui, courses, jeux, premières peurs et serments de toujours. Avec lui, les mille choses qui ne sont rien, les mille gestes anodins et heureux de l’amour enfantin et la certitude que la vie est là, sûre, pleine et lumineuse. Je ne peux pas raconter le détail de chaque jour, la confiance qui croît entre la femme et la petite fille, mais je sais cela : il n’y a qu’une chose que Mamambala n’a pas dite, c’est que grandir était une exil. »… »

.

Des blessures profondes, des êtres entiers, le poids des traditions, la colère… Dans un monde rude et âpre, un chant d’amour traverse le désert des cœurs. Il n’est entendu – de manières différentes – que par trois femmes, successivement, et par un fils… Une histoire très forte de l’ombre et de la lumière en pays d’Afrique, un récit aux  mots choisis qui nous envoutent. L’évocation est puissante, elle oscille entre les extrêmes, le chant est pénétrant, encore un très beau livre de cet auteur.

.

Extraits de : « Salina-les trois exils »  2018  Laurent Gaudé.

Illustrations : 1/« Rochers »  Odilon Redon   1840-1916  2/« Coucher de soleil »  Alfred East   1844-1913.

…..

Tisser des fils d’amour…

BVJ – Plumes d’Anges.

12 commentaires sur “Passeurs…”

  1. Poussy dit :

    J’ai lu ce livre, c’est une grande, dure et si belle histoire d’humanité, ces femmes africaines sont nos soeurs, le même récit vécu par 4 personnes différentes, et là encore, le rôle de l’écriture si importante, qui nous donne à voir, à entendre, à tant comprendre de l’humain.
    Merci pour ce soleil, je t’embrasse fort.

  2. Merci Brigitte pour ce conseil de lecture ! L’histoire semble ample et forte… Belle journée ensoleillée, et bises.

  3. Tania dit :

    Merci pour ces extraits, Brigitte, et bonne semaine.

  4. Aifelle dit :

    Un auteur que je n’ai toujours pas lu .. les extraits sont très beaux. Bonne journée Brigitte.

  5. Fiorenza dit :

    Moi qui ne suis pas familière de civilisations africaines,
    j’ai ressenti la force et la poésie exhalant de ces lignes…

    Merci, Brigitte, la variété et l’exotisme des textes que tu cisèles
    nous emplissent toujours de joie !

  6. Florinette dit :

    Cet auteur à l’art et la manière de trouver les mots justes qui sauront nous toucher, résonner au plus profond de nous. Merci Plumes d’Anges pour ces très beaux extraits et belle semaine, je t’embrasse !

  7. Dominique dit :

    un bel extrait
    la douleur de l’exil doit être insondable

  8. Merci pour cette belle suggestion de lecture, merci pour ce passage…. et les tableaux sont très séduisants aussi… Se promener sur ce blog , c’est découvrir de belles choses… Alors savourons !

  9. eki eder dit :

    merci pour ce partage intéressant.
    Sur la deuxième illustration, j’ai l’impression de voir un visage.
    Bonne soirée Brigitte

  10. Ulysse dit :

    Ces extraits hors du contexte me paraissent un peu ésotériques mais ils sont empreints d’une sombre beauté Bon week end Brigitte

  11. claudeleloire dit :

    là, où il n’y a pas d’avenir, viennent les rêves de départ … remplis d’espoirs … mais surtout de courage !
    amitié .

  12. naline dit :

    Un petit bijou… comme beaucoup d’ouvrages de Laurent Gaudé. Je l’ai dévoré !

Laisser une réponse

*