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« … La salle de rédaction a d’abord été ce plan fixe d’un film opaque et mystérieux, pas encore tragique, ni vraiment commencé ni vraiment fini, un film dans lequel je jouais sans l’avoir voulu, sans savoir quoi jouer ni comment, sans savoir si j’étais premier rôle, doublure ou figurant. La scène brutalement improvisée flottait dans les décombres de nos propres vies, mais ce n’était pas la main d’un projectionniste qui avait tout arrêté : c’étaient des hommes en armes, c’étaient leurs balles ; c’était ce que nous n’avions pas imaginé, nous les professionnels de l’imagination agressive parce que ce n’était tout simplement pas imaginable, pas vraiment. La mort inattendue ; l’éléphant méthodique dans le magasin de porcelaine ; l’ouragan bref et froid ; le néant…
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… La nécessité, tout accepter, et le devoir, l’accepter avec autant de gratitude et de légèreté que possible, avec une gratitude et une légèreté de fer, allaient me conduire à rendre immuable la seule chose qui pouvait, et devait, l’être : mon caractère en présence des autres. Les chirurgiens allaient aider la nature à réparer mon corps. Je devais aider cette nature à fortifier le reste. Et ne pas faire à l’horreur vécue l’hommage d’une colère ou d’une mélancolie que j’avais si volontiers exprimées en des jours moins difficiles, désormais révolus. Je me trouvais dans une situation où le dandysme devenait une vertu…
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… « Chers amis de Charlie et de Libération,
Il ne me reste pour l’instant que trois doigts émergeant des bandelettes, une mâchoire sous pansement et quelques minutes d’énergie au-delà desquelles mon ticket n’est plus valable pour vous dire toute mon affection et vous remercier de votre soutien et de votre amitié. Je voulais vous dire simplement ceci : s’il y a une chose que cet attentat m’a rappelée, sinon apprise, c’est bien pourquoi je pratique ce métier dans ces deux journaux – par esprit de liberté et par goût de la manifester, à travers l’information ou la caricature, en bonne compagnie, de toutes les façons possibles, même ratées, sans qu’il soit nécessaire de les juger. »
Sept jours après l’attentat, j’ai publié dans Libération l’article qui débute par ces lignes… »
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J’avoue avoir tourné les 512 pages de ce livre avec une certaine appréhension. Je suis parvenue à la dernière, enrichie par la volonté de ceux qui souffrent ainsi dans leur chair. Les actualités nous parlent des disparus dans ces actes odieux mais jamais de ce par quoi passent les rescapés blessés qui deviennent vite des oubliés anonymes. Pourtant ils doivent affronter d’incroyables chirurgies et des douleurs sans nom, ils restent marqués à jamais par le sceau de la tragédie.
Ce texte est sobre, sans haine ni colère, plein d’une grande et belle humanité, on sent comme une victime doit se concentrer pour mobiliser en elle toute l’énergie réparatrice, on sent comme les soignants doivent prendre sur eux pour imaginer des solutions et apaiser les angoisses, celles des patients et les leurs, on sent comme famille et amis sont importants pour aider une possible reconstruction. Chacun a ses « trucs », là l’auteur s’aide de la musique, de la littérature, de la poésie, de l’écriture…, sa culture est grande.
C’est une lecture forte, très forte, on ne souhaite qu’une chose : que toutes ces victimes fleurissent à nouveau dans leur nouvelle existence…
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Extraits de : « Le lambeau » 2018 Philippe Lançon.
Illustrations : 1/« Éruption du Mont Bandai » Inoué Yasuji 1864-1889 2/« Branches de cerisier » Alice Bailly 1872-1938.
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Avoir compassion après de grands fracas…
BVJ – Plumes d’Anges.
C’est une lecture que je ne me sens pas encore prête à aborder. Un jour peut-être … Bon lundi Brigitte.
En lisant les extraits du livre de Philippe Lançon, je pensais au conseil que prodiguait
Marcel Jouhandeau, je crois :
Chaque jour, essayons d’être un peu héroïque, ainsi lorsque se présente
LA grande occasion, il suffit de faire « comme d’habitude » !!!
Ces passages sont d’une humanité rare, chère Brigitte, nous portant à croire
au mal absolu, inimaginable pour nous au sens premier du terme !
Comment est-ce possible, pourquoi, nous avons du mal à envisager ces comportements
d’hommes, ivres de violence…
Et soudain, par la grâce de l’écriture, Philippe Lançon nous élève à sa hauteur :
la compassion nous envahit et l’image de Camus surgit presque naturellement !
Dans la fureur et la laideur, surgissent des visions de plages blondes et de
jardins toscans : « Noces » et « Tipaza » nous consolent des barbares…
Merci aux auteurs de ce billet du lundi : notre semaine en sera enrichie !
Je n’ai pas encore eu le courage de lire ce témoignage, malgré les éloges. Merci pour ton billet qui porte à réflexion, Brigitte.
Comment peut on attenter ainsi à la vie des gens ? La vie est quelque chose de sacré qui doit être respecté.
Pas évident de se reconstruire. Il faut un grand courage !!
J’ai beaucoup lu sur les guerres, les gens, les atrocités, l’horreur, l’absurdité, tu penses bien. Mais là, je n’ai lu que tes extraits. Je ne suis pas prêt. Pourtant je sais, il faut…
je suis comme Aifelle, j’ai beaucoup de mal avec ce qui s’est passé et pour le moment je ne me sens pas capable de lire cela
merci pour ton avis sur ce livre.
Bonne soirée Brigitte
J’ai réservé ce livre que je veux vraiment lire. J’ai attendu pour m’inscrire sur la liste d’attente, que l’agitation autour de ce livre se soit calmée.
Merci pour ces extraits. Je crois savoir que Philippe Lançon venait d’être papa ; c’est la force de la vie.
Bonne journée chère amie. Ici, de ce côté de la rade, il fait très froid et tout est givré.
Lire pour comprendre, oui. Mais l’essentiel serait d’avoir vécu. La vie doit être vécue, et non pensée. Chacun imagine et projette ce qu’il veut sur ce qu’il n’a pas vécu. Et le plus important n’est-il pas de vivre, en vérité et humblement, ce que la Vie nous donne à vivre à NOUS, dans sa grande compassion ?
Un livre qui semble fort et perturbant.
Comme toutes les histoires qui racontent l’horreur.
Je t’admire d’être allée au bout.
J’aime beaucoup le commentaire de Fiorenza.
Même en sachant que la haine n’est pas porteuse, et qu’existent des sentiments (inconnus de moi) comme le pardon, je ne suis que sidération et haine, encore aujourd’hui, en pensant à ce jour maudit. Mon rejet est total de tout ce qui se fait au nom « sacré » de l’islam, de ses dérives insupportables. Bien sûr que j’ai une compassion, sans borne celle-là, pour celles et ceux qui ont vécu ça dans leur chair, et pour leurs proches. Mais je ne pourrais sans doute pas lire le livre dont tu parles. Et le faut-il ? Qu’est-ce que ça changera pour eux, elles sont déjà à jamais dans mon coeur, toutes ces morts injustes, à Charlie et hélas ailleurs, dans le ventre éclaté des petites filles qu’on envoie en première ligne avec une bombe, dans la tête coupée de ceux qui ont osé parlé, trop intelligents, trop lucides, contre la chiennerie extrêmiste islamique. Je ne peux que compatir, pour eux, avec une douceur infinie, mais en savoir plus, à part cauchemarder et pleurer, est-ce que ça changera quelque chose pour moi, pour nous qui l’avons vécu sans être dans l’œil du cyclone ?
J’ai pris, feuilleté, puis reposé ce livre plusieurs fois sans me décider….Rien que pour la grandeur d’âme de Philippe Lançon, je pense qu’il faut le lire. Merci Brigitte, je t’embrasse et bonne journée. Claudie.