Brumes…

.

.

« … – Pourtant êtes-vous si sûre, chère dame, de souhaiter être libérée de cette brume ? Ne vaut-il pas mieux que certaines choses restent cachées à nos esprits ? 

– Pour certains peut-être, mon père, mais pas pour nous. Axl et moi souhaitons retrouver les moments de bonheur que nous avons partagés. En être privés, c’est comme si un voleur était venu dans la nuit nous prendre ce que nous avons de plus précieux.

– Pourtant la brume recouvre tous les souvenirs, les bons comme les mauvais. N’en est-il pas ainsi, madame ?

– Les mauvais nous reviendront aussi, même s’ils nous font pleurer ou trembler de colère. Car n’est-ce pas la vie que nous avons vécue ensemble ?

– Vous n’avez donc pas peur des mauvais souvenirs, madame ?

– Qu’y a-t-il à craindre, mon père ? Ce que nous ressentons l’un pour l’autre au fond de notre cœur nous dit que le chemin pris ici ne peut recéler aucun danger pour nous, quand bien même la brume nous le cacherait. C’est comme une histoire qui finit bien, quand même un enfant sait qu’il n’a pas à en redouter les péripéties. Axl et moi nous rappellerons notre vie commune, quelle que soit sa forme, car c’est une chose qui nous est chère…
.

… « Batelier, dit-elle. Il existe une légende que j’ai entendue autrefois, peut-être quand j’étais enfant. À propos d’une île remplie de bois accueillants et de torrents, un lieu aux étranges qualités. Beaucoup de gens s’y rendent, mais pour chacun de ceux qui y résident, c’est comme s’il se promenait seul sur l’île, car il ne voit ni n’entend ses voisins. S’agit-il de l’île qui se trouve devant nous, monsieur ? »

Je continue de casser de menues branches et de les disposer avec soin sur les flammes. « Chère dame, je connais plusieurs îles qui correspondent à cette description. Qui sait si celle-ci en est une ? »

Une réponse évasive, qui lui inspire de l’audace. « J’ai aussi appris, poursuit-elle, que, parfois, ces curieuses conditions cessent de prévaloir. Que des dispenses particulières sont accordées à certains voyageurs. Ai-je bien compris, monsieur ? »

– Chère dame, dis-je, je ne suis qu’un humble batelier. Ce n’est pas mon rôle d’aborder de pareils sujets. Mais puisqu’il n’y a personne d’autre ici, permettez-moi de vous proposer cette réponse. J’ai entendu dire que, quelquefois, peut-être pendant un orage comme celui qui vient de s’achever, ou une nuit d’été lorsque la lune est pleine, un insulaire peut avoir la sensation que d’autres personnes se déplacent à ses côtés dans le vent. C’est peut-être ce que l’on vous a raconté.

– Non, batelier, insiste-t-elle, c’est plus que cela. On m’a dit qu’un homme et une femme, après des années de vie commune, et liés par un amour d’une force inhabituelle, peuvent se rendre sur l’île sans être contraints de l’arpenter en solitaire. J’ai entendu dire qu’ils peuvent savourer le plaisir d’être ensemble comme ils l’ont fait tout au long de leur existence passée. Serait-ce la vérité batelier ?… »

.


Extraits de :  « Le géant enfoui »  2015  Kazuo Ishiguro.

Illustrations : 1/« Lever de soleil sur un paysage nordique »  Eduard von Buchan    1800-1876  2/« Coucher de soleil »  Harald Sohlberg  1869-1935.

…..

Dissiper les brumes de notre vie…

BVJ – Plumes d’Anges.

11 commentaires sur “Brumes…”

  1. Et dire que je n’ai lu de lui que les Vestiges du jour…
    Heureuse de vous savoir rétablie.

  2. Célestine dit :

    Dès que j’ai commencé à lire, j’ai pensé à une écriture japonaise.
    Toute en délicatesse des sentiments.
    Comme tu dois l’être chère Plume.
    ¸¸.•*¨*• ☆

  3. Un beau livre de lui que je ne connais pas, à lire!

  4. eki eder dit :

    merci pour ce beau partage de mots et illustrations douces.
    Je suis contente de savoir que tu vas mieux.
    Belle soirée

  5. daniel dit :

    La brume se dissipe doucement et la lumière commence à apparaître, délicate, fragile , vacillante. Mais que de travail pour en arriver là !

  6. Mathilde dit :

    Mots et images toujours si bien choisis ..:-)
    Bisous Brigitte

  7. Aifelle dit :

    Je n’ai lu que « les vestiges du jour » et l’atmosphère du texte du jour m’incite à aller voir de plus près. J’aime son côté un peu fantastique, il laisse place à l’imagination du lecteur. Bises Brigitte.

  8. Dominique dit :

    je suis sous le charme de se lever de soleil car le soleil en ce moment nous manque beaucoup

  9. Poussy dit :

    Une émotion me prend là, parce qu’il est question de ce que la société nous force à oublier, l’infinie délicatesse des choses de la vie et des hommes qui la vivent.
    Le don d’Ishiguro et le tien.
    Je t’embrasse pour ces cadeaux.

  10. Tania dit :

    Quels lumineux lever et coucher, merci Brigitte. Le soleil nous manque terriblement cet hiver.
    J’espère que tu es bien rétablie. Un baiser pour toi.

  11. christinegio dit :

    Si tu es convalescente, ne lis pas trop de choses qui parle de la brume : cela risquerait de te rendre mélancolique… Enfin, tu fais ce que tu veux… « un amour d’une force inhabituelle »… ça existe face au quotidien, aux répétitions, aux déceptions ? On fait du mieux qu’on peut !!!
    Bisous et beau dimanche.

Laisser une réponse

*