Destinée…

.

.

« … « Tu vois le torrent ? dit-il. Mettons que l’eau, c’est le temps qui coule : si l’endroit où nous sommes, c’est le présent, tu dirais qu’il est où l’avenir ? »

Je réfléchis. Cette question là me paraissait déjà plus facile. Je répondis ce qui me paraissait le plus évident : « L’avenir est du côté où l’eau descend, en contrebas.

– Faux, déclara mon père, et heureusement ! »…

.

… Je commençais alors à comprendre que tout, pour un poisson d’eau douce, vient de l’amont : insectes, branches, feuilles, n’importe quoi. C’est ce qui le pousse à regarder vers le haut : il attend de voir ce qui doit arriver. Si l’endroit où tu te baignes dans un fleuve correspond au présent, pensais-je, dans ce cas l’eau qui t’a dépassé, qui continue plus bas et va là où il n’y a plus rien pour toi, c’est le passé. L’avenir, c’est l’eau qui vient d’en haut, avec son lot de dangers et de découvertes. Le passé est en aval, l’avenir en amont. Voilà ce que j’aurais du répondre à mon père. Quel que soit notre destin, il habite les montagnes au dessus de nos têtes…

.

Le glacier, dit-il à Bruno et moi, c’est le souvenir des hivers anciens que la montagne garde pour nous. Passée une certaine hauteur, elle en conserve le souvenir, et si on veut retrouver un hiver lointain, c’est là-haut qu’il faut aller le chercher.

« On appelle ça l’altitude des neiges éternelles, expliqua-t-il : c’est la hauteur à laquelle il ne fait pas assez chaud l’été pour faire fondre toute la neige qui est tombée l’hiver. Une partie résiste jusqu’à l’automne et finit ensevelie sous la couche de neige de l’hiver suivant. À ce stade, elle ne craint plus rien. Petit à petit, elle se transforme en glace, s’ajoute aux autres couches du glacier qui s’entassent, exactement comme les anneaux des arbres, et il suffit de les compter pour connaître son âge. Mais un glacier ne reste jamais au sommet de la montagne. Il bouge. Toute sa vie il ne fait que glisser.

– Pourquoi ? demandai-je.

-Pourquoi, d’après toi ?

– Parce qu’il est lourd, dit Bruno.

– Parfaitement, dit mon père. Le glacier est lourd, et la roche sur laquelle il est posé, très lisse. Du coup, il descend. Lentement, mais sûrement. Il glisse jusqu’à ce qu’il ne supporte plus la chaleur. C’est l’altitude de la fusion. Vous la voyez, là-bas ? »…

.

Je restais à l’écouter. Je sentais qu’il avait longuement réfléchi, et qu’il avait trouvé les réponses qu’il cherchait. Il dit : « Il faut faire ce que la vie t’a appris à faire. Si t’es très jeune, à la rigueur, tu peux peut-être encore changer de route. Mais à un moment donné, il faut s’arrêter et se dire : bon, ça je suis capable de le faire, ça pas. Et je me suis demandé : de quoi je suis capable, moi ? Moi, je sais vivre en montagne. Qu’on me mette là-haut tout seul, et tu verras que je m’en sors. C’est pas rien quand même, non ? Et bien il m’a fallu attendre quarante ans avant de comprendre que ça n’était pas donné à tout le monde. »… »

.

Extraits du très beau livre : « Les huit montagnes » 2017 Paolo Cognetti.

Illustrations : 1/« Randonneur près d’un torrent »  Andreas Achenbach  1815-1910  2/« Glacier du Grindelwald »  Thomas Fearley  1802-1842.

…..

Éclairer nos plus beaux dons…

BVJ – Plumes d’Anges.

14 commentaires sur “Destinée…”

  1. Tania dit :

    J’ai déjà noté ce titre chez Dominique, merci pour ces extraits pleins de sagesse.

  2. michèle dit :

    Regarder vers le haut tout en regardant où l’on pose les pieds,
    Peut-être est-ce cela le don double vue…
    Que voilà un présent prometteur pour envisager un bel avenir…

    Bonne fin de semaine, douces pensées,
    Michèle

  3. Aifelle dit :

    Quel bonheur ce texte ! et le livre m’attend sagement, je m’en réjouis fort. Bon week-end Brigitte. Bises 🙂

  4. Vraiment un très beau texte, si juste, que j’ai pris plaisir à découvrir. Je vais me laisser tenter par le livre.
    Merci Brigitte et belle journée à toi. Bises.

  5. Je viens de finir « Le garçon et la montagne », du même auteur, et c’était un vrai bonheur de lecture. Je vais enchaîner avec celui-ci, que j’avais bien entendu déjà repéré, dès que je passe chez mon libraire chéri !

  6. Daniel dit :

    « Qu’est ce que je suis capable de faire », c’est exactement la question que je me suis posé il y a à peu près 15 ans. Après cela a été beaucoup mieux !

  7. Fiorenza dit :

    Question existentielle, chère Brigitte !

    « Que suis-je capable de faire en ce monde ? »

    Prise par le vertige des cimes, je suis revenue comme toujours à mon cher
    Montaigne et à sa magnifique simplicité :
    « Mon métier et mon art, c’est de VIVRE ! »

    Vivons, pleinement, intensément, et ne perdons pas ce temps précieux
    qui s’appelle LE QUOTIDIEN !

  8. bizak dit :

    Surprenant, mais c’est maintenant que j’apprends que l’avenir est dans l’amont d’un fleuve, d’une rivière. Je comprends mieux le saumon qui remonte la rivière pour se reproduire et c’est tout son avenir tracé.

  9. angedra dit :

    A chacun de trouver dans quelle direction se trouve son avenir, le principal étant de connaître son passé afin d’apprécier son présent.
    Très beau week-end qui nous donne encore de belles occasions de savourer notre présent.

  10. ulysse dit :

    Pour faire une synthèse de ce beau texte qui nous amène à réfléchir l’eau des glaciers qui vient des neiges passées est l’avenir des torrents….ainsi le passé nourrit l’avenir !

  11. Merci pour ton message chez moi. Henri Bosco me touche aussi énormément dans sa quête des « êtres intermédiaires » qu’il évoque dans ce texte et qui permettent ce lien avec l’invisible.

    Le texte que tu proposes m’a beaucoup touchée aussi par sa profondeur. Sa conclusion, particulièrement est magnifique. « il faut faire ce que la vie t’a appris à faire ». Il y a des personnes qui ont cette intuition très tôt, il m’a fallu des années pour le comprendre. On se perd dans des injonctions culpabilisantes sur le fait qu’il faut « profiter de la vie », mais ce sont des formules très théoriques si ‘on a pas trouvé le chemin qui va vous permettre d’en « profiter ». Qui donne le sentiment d’être à sa place et pas là où on vous a placé et qui vous rend heureux et fier.

    Merci encore et à bientôt,

    Marie-paule

  12. Dominique dit :

    un livre plein d’humanité, qui va au secret des sources et qui enchante, tes extraits me donne envie de le rouvrir mais il voyage déjà dans la famille

  13. JC dit :

    Et nos merveilleux glaciers qui fondent à vue d’oeil avec le réchauffement climatique ? Cela voudrait-il dire que nous n’avons plus d’avenir ? J’aime beaucoup la fin de l’histoire. Bonne journée à toi. Bises. Joêlle

  14. christinegio dit :

    Un très beau texte qui me tourneboule la cervelle et qui demande beaucoup de concentration.
    Dans le ruisseau, je fais la planche, j’ouvre mes grands yeux pour regarder le ciel, je remue mes doigts de pieds pour pas avoir de crampes et je saisis avec mes mains les paillettes d’or qui coulent avec l’eau. Défois, je râle car j’oublie que tout est parfait. Je souffre car j’oublie qui je suis en mélangent le présent, le passé et le futur bêtement.

Laisser une réponse

*