Entre deux brumes…

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« … Atsuhito, s’écria-t-il soudain, je te confie les deux brumes, et le pont-lune au milieu, et ce qu’il enjambe. Ou ce qu’il transgresse. Tu as pour ça tout ce qu’il te faut, n’est-ce-pas ? Use sans compter de toutes ces senteurs que nous avons rapportées de la Deuxième avenue, façonne tes parfums en gros grains, enferme-les dans un carré de soie que tu noueras d’un cordon orné d’un rameau de prunier, et si tu penses que l’encens, pour être embrasé devant l’empereur, doit être rehaussé d’or, alors n’hésite pas, râpe, lime, écorche autant d’or que tu voudras – tu n’as qu’à puiser dans mes bijoux.

– Mais l’or ne brûle pas, sensei…

– Je sais, Atsuhito, je sais, ce n’est pas parce que j’ai vieilli que j’ai l’esprit épais d’une bécasse. Mais s’il ne brûle pas, l’or fond à forte température, il coule, il ruisselle, il dessine des dentelles, des estuaires, des forêts, alors qui nous dit qu’il n’émet pas aussi un parfum ? Quelle connaissance profonde avons-nous des odeurs ? Nous disons que ça sent bon ou que ça empeste, et nous n’allons pas plus loin. Au fond, nous n’en savons guère plus sur la suavité et sur la puanteur que sur le Bien et le Mal. Nous traversons la vie en sautillant d’une ignorance à l’autre. Des crapauds, Atsuhito, nous sommes des crapauds…

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… Les dieux avaient créé le néant pour persuader les hommes de le combler. Ce n’était pas la présence qui régulait monde, qui le comblait : c’était le vide, l’absence, le désempli, la disparition. Tout était rien. Le malentendu venait de ce que, depuis le début, on croyait que, vivre, c’était avoir prise sur quelque chose, or, il n’en était rien, l’univers était aussi désincarné, subtil et impalpable, que le sillage d’une demoiselle d’entre deux brumes dans le rêve d’un empereur… »

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Extraits de : « Le Bureau des Jardins et des Étangs » 2017  TRÈS BEAU ROMAN de Didier Decoin.

Illustrations : 1/ »Paysage » détail – Peintre anonyme  du XVIII ème   2/« Ipomées blanches »  Ogata Kenzan  1663-1743.

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Suivre le cours de l’amour…

BVJ – Plumes d’Anges.

13 commentaires sur “Entre deux brumes…”

  1. angedra dit :

    Certains dépense beaucoup d’énergie pour tenter de combler leur vie, passant à côté de l’essentiel.
    Laissons le subtil et l’impalpable nous traverser…

  2. Beaucoup de poésie dans ce texte, de non conformisme, de lâcher prise… »on croyait que vivre c’était avoir prise sur quelque chose, or il n’en n’était rien… »
    Voilà qui fait du bien de bon matin ! Les deux illustrations japonaises que tu as choisies sont de toute beauté.
    Merci Brigitte pour ce bel article et passe un excellent et doux dimanche. Je t’embrasse . Claudie.

  3. Florinette dit :

    Il faut apprendre à désapprendre afin de s’ouvrir à toutes ces autres choses que nous ne voyons pas, que nous ne comprenons pas et que nous rejetons par manque de connaissance… Merci pour ce très beau texte Plumes d’Anges et beau dimanche, je t’embrasse

  4. ulysse dit :

    Et oui nous traversons la vie en sautillant d’une ignorance à l’autre…..

  5. Binh An dit :

    Merci pour les très beaux extraits. Où as tu déniché ces tableaux, d’une sublime beauté ? Il parait que D Decoin a mis plus de dix ans pour concevoir ce roman, en se plongeant dans la littérature et les oeuvres des plus grands peintres japonais. J’ai un peu lu l’histoire étonnante de la jeune veuve, bravant de pires épreuves pour amener les carpes aux bureaus des Jardins er ds Etangs, tout en rêvant la nuit des ébats sublimement sensuels avec son défunt mari…

  6. Je crois n’avoir jamais vu d’ipomées blanches. Ici, elles sont toutes mauves quand vient la saison de leur floraison.
    J’aime infiniment votre blog. Merci.

  7. Aifelle dit :

    J’aime beaucoup Didier Decoin et je ne manquerai pas de lire ce titre là. Bonne semaine Brigitte, bises 🙂

  8. Daniel dit :

    En fait, il n’y a pas grand chose à faire. Il suffit d’accueillir ce qui vient à nous. Bon lundi Brigitte.

  9. Célestine dit :

    Une ipomée, c’est une fille qui n’y comprend rien à internet, non ?
    Ok, je sors…;-)
    ¸¸.•*¨*• ☆

  10. Dominique dit :

    un roman que je lirai certainement en attendant je profite de tes illustrations

  11. Tania dit :

    Je note ce titre, ta présentation est si belle !

  12. Poussy dit :

    Je rêve d’un monde où les dirigeants confieraient à leurs chefs de cabinet des missions d’une telle poésie, notre vie en serait changée, hein?
    Je rêve d’un monde qui n’existe pas et où je suis pourtant allée, avec ce livre formidable et désespérément extraordinaire de D. Decoin.
    Merci Brigitte et oh comme j’aimerais sentir l’odeur des deux brumes et celle du carré de soie renfermant les encens et celle du rameau de prunier etc…., la liste est sans fin

  13. christinegio dit :

    Des crapauds, nous sommes tous des crapauds ?
    Même Monica Belluci ou Catherine Deneuve ?
    Re-bises
    PS : j’ignorais que Didier Decoin fusse (?) poète…

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