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« … Je cherchais dans mes souvenirs ce que j’avais aimé.
– Peut-être le monde lui-même, lui dis-je. La vie, bien sûr. Mais plus encore le monde. Le monde et son spectacle. Il y a dans la vie une prétention, une violence, un côté content de soi et vaguement conquérant qui ne me plaisait qu’à moitié. Les imbéciles répètent que la vie est un combat, qu’il faut lutter pour vivre. Ces sonneries de clairon, ces appels aux armes me fatiguaient plutôt. J’aimais regarder le monde d’un peu loin,comme nous le faisons aujourd’hui, comme Lucrèce sur sa falaise – « Suave mari magno… » – , comme si j’étais de passage. Et je l’étais en effet. Une sorte de touriste en vacances sur les plages de cette planète, dans ses collines, dans ses campagnes. « Et vous restez combien de temps ? » » Oh ! Sauf accident, un peu moins d’un petit siècle. » Visitez le monde au printemps ! Visitez le monde en automne ! Vous ne le regretterez pas : soixante quinze ans de souffrances et de plaisirs mêlés et d’émerveillement garanti ! All the world’s a stage : le monde est un théâtre. Nous y bâclons tous notre numéro sous les projecteurs de l’histoire, nous récitons notre texte, on nous applaudit, on nous siffle et, après avoir fait de la figuration à peine intelligente dans la plus belle des pièces – un succès universel, un triomphe, un chef d’œuvre : l’histoire des hommes sur la Terre -, nous rentrons à jamais dans les loges de l’oubli et de l’éternité…
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… – Mais alors, demanda A, si ce n’est ni pour le chagrin, ni pour le bonheur, pourquoi êtes-vous sur la Terre ?
-Çà, mon petit bonhomme…
– Mon petit bonhomme ?… dit A en levant un sourcil.
– Excuse-moi, bredouillais-je, c’est l’enthousiasme, c’est la crainte, c’est l’angoisse d’être un homme – ou de l’avoir été… personne ne peut te le dire. Beaucoup pensent que c’est comme ça et que nous sommes ici par hasard. D’autres soutiennent qu’il y a un Dieu – ou peut-être plusieurs, un Père, un Fils, un Olympe, toute une famille de dieux – qui a tout arrangé et qui nous laisse croire, à tort ou, on ne sait pas, à raison, que nous agissons par nous-mêmes. Et ce qu’il y a d’épatant, c’est que le piège est si bien tendu et la machine montée avec tant de rigueur et de précision que personne n’a aucun moyen de décider avec certitude si nous sommes nos propres maîtres ou les jouets de quelqu’un d’autre. Les génies, à cet égard, en savent aussi peu que les idiots du village et tout le monde, sur cette Terre, est logé à la même enseigne. Je crois que je t’ai déjà parlé de toutes ces choses qui agitent les philosophes et les théologiens et dont le reste des hommes ne s’occupent pas beaucoup.
– Comment expliques-tu que les hommes s’inquiètent si peu de leur origine et de leur destin à venir au seul bénéfice des quelques mois qu’ils ont à passer sur cette Terre ? C’est comme si un voyageur dans un train oubliait tout à coup d’où il vient et où il va.
– C’est qu’ils ont autre chose à faire, lui dis-je.
– Et quoi donc ? demanda-t-il.
– Du jardinage, lui dis-je.
– Du jardinage ?
– Et il tendit la main vers son carnet de notes.
Je l’arrêtai d’un geste.
– Du jardinage. Des courses à pied. Des opéras bouffes. Des terrines de canard. Des rectifications de frontière. Des statues de marbre. Des jeux de mots. Tout cela s’enchaîne sans fin dans de subtils engrenages qu’on appelle le destin…
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… Tout passe à fond de train. Tout s’oublie. Les gens crient tous en même temps. Et personne n’a plus le temps de voir le monde et sa beauté. Il n’est pas impossible que le silence devienne la seule issue dans un monde pressé et bruyant… »
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Extraits de : « La douane de mer » 1993 Jean d’Ormesson.
Illustrations : 1/« Beate Maria » Julius Gari Melchers 1860-1932 2/« Le concert des oiseaux » (détail) Melchior de Hondecoeter 1636-1695 3/« Roses » Giovanni Boldini 1842-1931.
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Percevoir un doux chant du monde…
BVJ – Plumes d’Anges.
Prendre le temps de voir la beauté du monde… malgré ces noirceurs. Et cela fait tellement de bien à l’âme.
Belle fin de semaine !
Bel extrait, et conclusion logique … mais ce n’est pas encore advenu. Bon dimanche Brigitte, bises.
Un beau texte qui nous dit de ne pas oublier la beauté du monde et j’aime la description des choses que nous avons à faire! Belle semaine à toi
Cet après-midi dans ma campagne j’ ai entendu puis écouté le bruit du silence …un silence assourdissant un silence nécéssaire à la découverte de la beauté …:-)
Belle résolution de rentrée » Prendre le temps » …!!
Du grand Jean d’ O comme d’ habitude
Je t’ embrasse Brigitte
Ah, je me sens de plus en plus souvent comme Lucrece sur sa falaise!
Quelle merveille cette « Douane de mer », quelle leçon du monde il y a là.
Je l’écoutais la semaine dernière sur France Culture et je me disais qu’un des nombreux talents de Jean d’Ormesson, entre mille autres, était la force qu’il nous donne et qui nous vient de sa si profonde légèreté, de son immense culture et de son génie de la vie.
Dans tous ses livres, dès le premier mot, arrive la grâce.
Je te tresse une couronne de fleurs, aussi belle que celle de « Béate Maria » pour te dire mille reconnaissances et gratitudes.
Il fut un temps où Jean d’Ormesson m’insupportait totalement – en fait, je ne l’avais pas lu…. et puis maintenant, je me rends compte que quand même….
Bonne journée !
J’ai dégusté ce si joli texte de Jean d’Ormesson et je me laisse dériver dans ce monde essayant de ne voir que ses beautés …
Il me semble que je n’ai jamais été très pressée même si le bruit est bien présent dans ma vie, je tente de l’écouter avec mon coeur.
Un beau texte …
« … Tout passe à fond de train. Tout s’oublie. Les gens crient tous en même temps. Et personne n’a plus le temps de voir le monde et sa beauté. Il n’est pas impossible que le silence devienne la seule issue dans un monde pressé et bruyant…”
Justement, l’on me reprocherait de prendre ce temps. Je dis toujours, que même vite ou lentement, nous arriverons bien à notre dernier instant. Alors prendre le temps est nécessaire.`Le silence est bon mais pas à temps complet. 😉
Très beau texte !
Le monde et son spectacle, parfois on se pose et on prends le temps de regarder cette comédie humaine …