Oeuvre nouvelle…

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« … Petite Poucette* cherche du travail. Et quand elle en trouve, elle en cherche toujours, tant elle sait qu’elle peut, du jour au lendemain, perdre celui qu’elle vient de dénicher. De plus, au travail, elle répond à celui qui lui parle, non selon la question posée, mais de manière à ne pas perdre son emploi. Désormais courant, ce mensonge nuit à tous.

Petite Poucette s’ennuie au travail. Son voisin menuisier recevait autrefois des planches brutes de la scierie, sise parmi la forêt ; après les avoir laissées longtemps sécher, il tirait de ce trésor et selon les commandes tabourets, tables ou portes. Trente ans plus tard, il reçoit d’une usine des fenêtres toutes prêtes qu’il pose dans de grands ensembles aux ouvertures formatées. Il s’ennuie. Elle aussi. L’intérêt de l’œuvre se capitalise aux bureaux d’étude, là-haut. Le capital ne signifie pas seulement la concentration de l’argent, mais aussi de l’eau dans les barrages, du minerai sous terre, de l’intelligence dans une banque d’ingénierie  éloignée de ceux qui exécutent. L’ennui de tous vient de cette concentration, de cette captation, de ce vol de l’intérêt.

La productivité augmente verticalement depuis 1970, la croissance démographique mondiale, aussi verticale et s’ajoutant à la première, raréfient de plus en plus le travail ; une aristocratie en bénéficiera-t-elle seule, bientôt ? Né à la révolution industrielle et copié sur l’office divin des monastères, meurt-il, aujourd’hui, peu à peu ? Petite Poucette a vu diminuer le nombre de cols bleus ; les nouvelles technologies feront fondre celui des cols blancs. Le travail ne disparaitra-t-il pas aussi de ce que ses produits, faisant inondation sur les marchés, nuisent souvent à l’environnement, souillé par l’action des machines, par la fabrication et le transport des marchandises  ? Il dépend de sources d’énergie dont l’exploitation ruine les réserves et pollue.

Petite Poucette rêve d’une œuvre nouvelle dont la finalité serait de réparer ces méfaits et d’être bénéfique – elle ne parle pas de salaire, elle aurait dit bénéficiaire, mais du bonheur aussi – à ceux qui œuvrent. Elle fait, en somme, la liste des actions qui ne produiraient pas ces deux pollutions, sur la planète et les humains. Méprisés parce que rêveurs, les utopistes français du XIXème siècle organisaient les pratiques selon des directions contraires à celles qui les ont précipitées vers cette double impasse.

Comme il n’y a plus que des individus, que la société ne s’organise qu’autour du travail, que tout tourne autour de lui, même les rencontres, même les aventures privées qui n’ont rien à voir avec lui, petite Poucette espérait s’y épanouir. Or elle n’en trouve guère, or elle s’y ennuie. Elle cherche à imaginer aussi une société qui ne soit plus vraiment structurée par lui. Mais par quoi ?

Et combien de fois lui demande-t-on son avis ?… »

*  De l’essor des nouvelles technologies, un nouvel humain est né : Michel Serres le baptise « Petite Poucette »

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Extrait de « Petite Poucette »  (Le monde a tellement changé que les jeunes doivent tout réinventer)  – 2012 – Michel Serres.

Illustrations : 1/« Nature morte avec fleurs » 2/« Intérieur de l’atelier »  William Merritt Chase 1849-1916.

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Faire confiance à la jeunesse…

BVJ – Plumes d’Anges.

16 commentaires sur “Oeuvre nouvelle…”

  1. Dominique dit :

    Mes enfants et encore plus mes petits enfants sont des petites poucettes, j’ai aimé que Michel Serres ne cherche pas à nous faire peur mais plutôt à utiliser au mieux cette caractéristique et que le mot bonheur apparaisse

  2. Phène dit :

    Vive le compagnonnage qui révèle de vrais talents et offre au monde des œuvres dignes de ce nom !… Belle journée, chère Brigitte

  3. Aifelle dit :

    Rien à redire à ce texte que hélas, nous ne sachions déjà, à part le sempiternel « que faire ? ». Continuer à rêver, à lutter à son niveau et à penser que le monde peut se transformer malgré tout.

  4. Christelle dit :

    Nous sommes toutes des petites Poucettes avec des envies de perfection, de changements, d’absolu…

  5. Ariaga dit :

    Un régal le livre de Michel Serres dont j’ai lu toute l’œuvre et que j’ai eu la chance de rencontrer quelques fois. C’est pour moi un vrai philosophe car il vit dans son siècle, réfléchit et en rend compte. Amitiés.

  6. witney dit :

    un petit bonsoir,
    bonne continuation à toi

  7. flipperine dit :

    Poucette pense bien tout est question de rentabilité maintenant, plus rien n’est fignolé c’est à celui qui ira le plus vite et qui sera le plus compétitif

  8. old nut dit :

    Michel serres est un éclaireur des temps modernes

  9. Mathilde dit :

    Merci Brigitte pour le mots de Michel Serres que j’ aime pour son regard sur la vie tellement plein des horizons de demain à faire naître avec amour…:-)
    Je vais lire  » Petite Poucette »
    Plein de bises soleil du pout

  10. angedra dit :

    Ce texte alimente notre propre réflexion, mais ce combat sera sans doute celui des futures générations espérons-le. Belle journée

  11. Daniel dit :

    Il faut repenser totalement la société. La durée de vie va continuer d’augmenter, la démographie est en expansion, les inégalités sociales augmentent, le progrès technologique supprime des emplois et la nature s’épuise. Il nous faut donc changer complètement de mode de vie. Mais on commence à y venir!

  12. naline dit :

    Faire confiance à la jeunesse, certes. Mais aussi redonner du sens et retrouver un nécessaire équilibre…

  13. LOU dit :

    Un livre qu’il me faut noter dans ceux à acheter et à mettre parmi ceux à lire, bientôt, un jour. J’en ai ainsi un peu partout dans ma maison. Et si tu remplaces le prénom de Poucette par le mien, plein de ressemblances… 😉

  14. Ce livre de Michel Serres est d’une grande lucidité. J’appelle souvent mes élèves « Petits poucets »….
    Bonne journée.

  15. Lily dit :

    Nous entrons dans une ère nouvelle c’est évident. Nous ne pouvons revenir en arrière, alors autant – comme Michel Serres le propose- profiter de cet extraordinaire accès au savoir, à la communication, aux innombrables connexions, pour à la fois tenter de sauver notre planète et élaborer une autre façon de vivre ensemble, solidaires, créatifs et plus humains.

  16. ANNE dit :

    J’ai aimé le texte et je note la référence; et aussi les Klee de l’article suivant: ton site est si riche!

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