Vivre la vie…

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« … La vieille dame voudrait savoir si les choses se passent ainsi en Europe, s’il y a aussi beaucoup de saints et de protecteurs que les gens vont prier. Quand elle avait vingt ans, elle aimait bien faire de petits voyages avec des amis dans des temples ou sanctuaires réputés de la région. Il y avait du monde, c’était la fête. Elle faisait ses dévotions avec les autres, sans trop se préoccuper de savoir de quelle divinité il s’agissait. Avec l’âge, elle s’est restreinte à des prières plus ciblées sur le bonheur et la santé de sa famille…

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… Une présence n’est jamais innocente, même celle d’un chat. Comme dans tout être, une puissance invisible en émane, qu’on ne perçoit pas forcément mais qui est bien là.

Qui plus est, la frontière n’est pas toujours étanche entre l’animé et l’inanimé, le sujet et l’objet. D’ailleurs, si on place dans les vitrines des magasins des statues de maneki-neko, ce « chat qui invite » de la patte levée le chaland qui passe à entrer dans la boutique, c’est qu’il y a une raison. Les porte-bonheur ont tous une histoire et les légendes ne naissent pas de rien…

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… L’écriture d’un journal a une tradition millénaire au Japon. On n’y prend pas ce genre très au sérieux, mais ces « choses qu’on raconte », comme on les appelle ici, peuvent être d’un grand agrément quand on les goûte en prenant son temps. Elles peuvent aussi canaliser les peines, les sortir de soi.

La vieille dame fait comme faisait sa mère, elle tient un journal, un gros cahier où elle consigne les faits du jour s’ils lui paraissent importants, significatifs. Elle trouve les mots qui les feront revivre, où elle pourra se resituer. Elle en relit parfois des passages pour son plaisir ou sa peine… ».

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Extraits de « Lettres d’Ogura »  2022   Hubert Delahaye.

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« … Elle savait bien, elle avait toujours su qu’une vie n’est qu’un état transitoire. Comme dit le poète, elle se disperse au premier vent et tombent les pétales. Il en va ainsi pour toutes les choses du monde, petites et grandes, belles et laides, et même pour sa maison…

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… Hatsumi voit passer une étoile filante. Passage trop bref pour avoir le temps de faire un vœu, mais ce n’est pas grave : elle forme en permanence celui du bonheur de ses filles. La nuit est claire, sans lune, et les lumières de la ville ne viennent pas perturber le ciel nocturne d’Ogura. Dans l’espace vertigineux, le Bouvier et la Tisserande se sont encore écartés un peu plus de la rivière d’étoiles de la Voie lactée. Ils s’aiment, s’attirent, mais doivent se quitter ainsi chaque année en juillet depuis toujours.

Y-a-t-il plus beau symbole de la fidélité ? Quand elle était jeune et romantique, cette fête de Tanabata était sa préférée. Elle en connaissait tous les contes et leurs variantes et elle écrivait à cette occasion un poème sentimental qu’elle accrochait à la branche d’un bambou derrière la maison, dans un endroit caché afin que personne ne pût découvrir ses pensées secrètes. Son petit mot pouvait s’adresser à la Tisserande pour lui demander talent et bonheur, à l’instar des petits o-mikuji de papier que l’on noue aux branches des arbres dans les temples et les sanctuaires.

L’automne se précise. Le matin, une fine rosée embue les tuiles sur le toit de la maison. Les dernières cigales se sont tues et ne chanteront plus jusqu’à l’été prochain. La nature est redevenue presque silencieuse. Dans les rizières moissonnées, on a évacué l’eau, on retourne à la terre. La nuit a retrouvé un début de fraîcheur... »

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Extraits de: « Fantômes d’Ogura »  2024  Hubert Delahaye.

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Deux petits livres magnifiques et complémentaires, une succession de tableaux et d’images participent à leur beauté.

Imaginez une petite vallée près de Kyoto, au fond, un village isolé, Ogura. Au pied d’une montagne, un champs de kakis, « fruits des dieux pour l’âme sur terre » et une maison traditionnelle japonaise.

Lettres d’Ogura raconte l’histoire d’une vieille dame. Elle vit seule, la maison familiale s’est vidée petit à petit de sa mère, son époux, ses trois filles, son chat. Elle se souvient du passé avec une pudeur extrême, elle peint la société japonaise hyper codifiée et hyper ritualisée, elle en observe les changements. Tout est doux et calme dans ce récit, elle accepte ce qui la chagrine un peu sans jamais l’exprimer…

Dans Fantômes d’Ogura, Hatsumi, la vieille dame n’est plus, elle a quitté la vie terrestre à l’age de 86 ans, elle se promène de façon fantomatique dans les rues du village, elle est libérée des règles de bienséance mais demeure respectueuse. Une immense tristesse l’envahit quand elle constate que le jour de la Fête des morts, ses filles ne se déplacent pas, mais elle leur pardonne. Elle veille sur sa maison, est curieuse au sujet des voisins, joyeuse quand la vie est vibrante…

La fin de cette histoire est touchante, j’ai trouvé ces deux lectures exquises, riches quant à ce que l’auteur nous dit avec délicatesse sur les us et coutumes au Japon… Un très joli moment, vous verrez.

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Illustrations : 1/ « Escaliers au parc de  Maruyama »  2/ « Après la pluie »  Alfred East  1844-1913  3/ « Kakis »  Wada Eisaku  1874-1959.

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Honorer le vivant…

BVJ – Plumes d’Anges.

16 commentaires sur “Vivre la vie…”

  1. Aifelle dit :

    « Deux lectures exquises » je ne te contredirai pas ! Des lectures qui nous transportent complètement dans une autre existence et dont on ressort apaisée et charmée. Bonne semaine Brigitte, bises.

  2. thé ache dit :

    merci pour tes conseils de lectures, les dessins animés Ghibli nous font approcher cette sensibilité, et un manga : « le vieil homme st son chat » approchent ces moments où cela fut mais il reste et….

  3. Dédé dit :

    Coucou. Merci pour ces suggestions de lecture que j’ai presque envie de considérer comme des petits bonbons qu’on laisse fondre sur la langue pour en apprécier toute la saveur. Les extraits que tu as choisis me plaisent énormément, moi qui ne connais finalement pas grand-chose du Japon. Je connaissais ces chats qui bougent la patte mais ne savais pas que c’était des chats qui invitent à entrer. Merci Brigitte. Bises alpines et belle semaine.
    P.S et les peintures m’inspirent aussi beaucoup, surtout la première. Que de couleurs chatoyantes sur ces escaliers et j’ai presque l’impression que le cerisier est en fleurs.

  4. manou dit :

    J’ai vraiment aimé ces deux romans qui nous transportent dans un autre monde, tout en douceur et en finesse. J’ai eu du mal à quitter cette vieille dame…

  5. Béa kimcat dit :

    Des extraits très émouvants… Et des illustrations pleines de douceur et de délicatesse.
    J’aurais envie de la rencontrer cette vieille dame du Japon…
    Et ces chats porte-bonheur sont fascinants…
    Deux lectures exquises…
    Merci pour ton très beau partage.
    Je t’embrasse Brigitte et je te souhaite une douce journée (et aussi semaine)

  6. yannn dit :

    Oui, par chez nous, aussi une prière aux Saints qui intercèdent.
    Mais plutôt de l’époque de mes parents.
    Le Saint Antoine de Padoue, aide aussi à retrouver les objets perdus.
    Et les Saints Auxiliaires. Une chapelle en mémoire par chez nous.
    Ecrire ses peines permettrait de les exorciser, dit l’auteur.
    Merci pour ta visite aux fontaines de Rome, et le doux cépage dont tu m’instruits.
    Je t’assure que je vais relayer. La malvoisie, aussi à Lanzarote.
    https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/3/37/La_Geria_vines.jpg/1280px-La_Geria_vines.jpg
    À plus. ✅ Yann

  7. Cathie Flore dit :

    L’écriture d’un journal peut-être moins anodine que ne le croient certain(e)s. Lorsqu’on creuse un peu la répercussion des évènements sur nous, qu’on fait des rapprochements, des liens. Et quel beau témoignage pour la famille ! « Tout est doux et calme dans ce récit, elle accepte ce qui la chagrine un peu sans jamais l’exprimer… »-> Dommage !

  8. Ulysse dit :

    Oui ces textes sont exquis …il y a une continuité entre l’animé et l’inanimé …un jour ce que l’on nome la vie a fleuri d’éléments inanimés mais qui nous dit que ce qui semble inanimé, comme les pierres, n’est pas vivant ?

    Belle semaine Brigitte

  9. Marie Minoza dit :

    Tu me donnes envie de connaître cette vieille dame et l’âme de son pays

  10. Fiorenza dit :

    En cette saison éclatante de la nature, il est doux de se réfugier
    dans des lectures qui prolongent la splendeur des arbres :
    lorsque vient le soir, après de longues promenades,
    laissons-nous entraîner vers des pays si différents du nôtre…
    qui mériterait leurs saints protecteurs, leurs porte-bonheur
    et leurs étoiles filantes !

    Belle semaine, chère Brigitte, tes rêves sont toujours si enrichissants 🌟

  11. Tania dit :

    Le nom de l’auteur est déjà noté, ce que tu présentes ici est très prometteur, merci Brigitte.

  12. La légende du Bouvier et de la Tisserande est un charmant conte très connu au Japon et qui existe en plusieurs versions .

    J’ai eu l’occasion d’en publier 2 versions, il y a quelques mois ainsi que pour la fête de Tanabata , célébrée
    chaque année, au Japon, selon la tradition.

    Merci Brigitte pour cette invitation de lecture.

  13. Je viens de retrouver mes dates de publication , c’était les 16 et 18 juillet 2025 pour être plus précis.

    Bonne lecture Brigitte

    A bientôt.

  14. Angedra dit :

    Merci pour cette découverte. De belles promesses de lecture qui sont bien notées.
    Beauté des sentiments, beauté des illustrations.
    Douce fin de semaine

  15. daniel dit :

    Une culture très raffinée où la tradition joue un grand rôle au risque parfois d’être paralysée.

  16. Ulysse dit :

    Oui il y a une continuité entre l’animé et l’inanimé car la vie est née d’une soupe de poussières d’étoiles….Beau dimanche à toi Brigitte

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