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« … C’est le moment. Les pigeons l’attendent avec de plus en plus d’impatience, ils tournent sur eux-mêmes dans l’étroit compartiment des cages, ils s’essaient à battre des ailes, et le bruit de leurs rémiges émet un sifflement qui exagère encore leur impatience. M.Cho ressent cela dans son propre corps, comme un fluide électrique qui parcourt ses membres, s’exaspère au bout de ses doigts, hérisse les petits poils sur le dos de sa main. Il s’accroupit devant les cages, il parle aux oiseaux, il prononce lentement leurs noms, l’un après l’autre :
renarde, et toi le garçon, pinson
bleu, et toi rouge-gorge
fusée, flèche blanche
lumière, lune
la mouche, la cigale
voyageuse, président
acrobate, petit-gris
diamant, dragon noir
chanteuse, roi
danseuse, sabre
Il aime bien dire leurs noms, en approchant son visage des cages, et l’un après l’autre, l’oiseau nommé cesse de s’ébattre, renverse la tête en arrière, et regarde de son œil jaune. Pour M. Cho, c’est comme s’il recevait une confidence, une phrase de remerciement en même temps qu’une promesse. Une promesse de quoi ? Il ne pourrait pas le dire, mais c’est comme ça : quelque chose qui s’unit à lui, et lui donne la mémoire du passé, quelque chose comme un rêve qui reprend après des jours de sommeil…
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… Je me suis assise en face d’elle, non pas dans un fauteuil, mais sur la petite chaise basse – une chaise de couturière – qui me permettait d’être en face d’elle, comme à ses pieds. C’était la pose du conteur, je crois, et ça me plaisait bien…
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… moi je suis plutôt du côté des bouddhistes, même si je ne crois pas vraiment en la réincarnation, je crois que la vie est un océan qui nous baigne tous, et que la mort nous emporte ensemble vers une autre forme que nous ne connaissons pas. Je crois aussi que nous sommes tous liés les uns aux autres, les enfants avec les parents, les parents avec leur descendance, et ceux et celles qui ne sont pas encore nés touchent ceux qui vivent aujourd’hui, et tendent la main à ceux qui ne sont plus…
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… Quand on meurt, dit la rumeur, ce qu’on ressent n’est pas douloureux, bien au contraire, c’est doux comme du miel dans la gorge, c’est enivrant comme une fumée parfumée qui emplit la poitrine, et la porte qui s’ouvre au fond du cerveau est pareille à l’entrée du paradis. Ensuite l’âme s’échappe du corps par tous les pores de la peau, par les yeux et par les oreilles, par les cheveux et par les narines, pour s’éparpiller dans le vent, voyager sur les vagues de la mer, à travers les plaines des eulalies et sur les feuilles des lotus, au milieu des nuages aussi légers que les Dragons, jusqu’à ce qu’elle rencontre une forme à laquelle elle pourra se joindre, une forme vivante, une herbe, un arbre, une libellule, ou un chat…
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… « Tu dois l’accepter, Naomi, c’est la seule solution pour lui, et pour toi aussi, tu ne peux pas empêcher ce qui doit arriver. » Mais comment pouvait-elle abandonner O’Jay maintenant, lui qui l’aimait et qui avait mis en elle toute sa confiance, qui la suivait partout, qui mangeait si bien, et puis après avoir mangé chantait et étirait ses ailes pour lui montrer ses plumes bleues ? Naomi ne l’avait jamais fait mais maintenant elle allait prier, elle s’adresserait à tous les saints et tous les esprits qu’elle avait rencontrés dans ses rêves, pour qu’ils aident le pauvre O’Jay à guérir. À partir de ce jour, chaque instant de la vie de O’Jay était soustrait à la destinée, c’était un jour, une heure de gagnés contre la maladie, chaque béquetée lui donnait de la force, chaque battement de cœur de Naomi faisait battre aussi son cœur dans sa poitrine, ce petit cœur qu’elle sentait à travers le duvet quand elle le tenait dans ses mains. Pour distraire O’Jay, Naomi s’est procuré un CD avec un enregistrement de chants d’oiseaux et elle le jouait sur l’ordinateur de sa mère. Elle a recherché sur Internet les enregistrements des geais de la montagne, elle les lui a fait écouter, O’Jay ouvrait très grands ses yeux et semblait aimer cette musique. Puis la nuit avant de dormir, Naomi l’installait sur sa branche, à côté de son matelas, pour l’écouter, pour être prête à agir s’il se passait quelque chose. La nuit, elle ne dormait pas, elle pensait à tout ce que pourrait connaître O’Jay s’il vivait, le goût du vent dans le ciel, le tapis vert des champs de riz au-dessous de lui, les montagnes et les forêts, l’odeur des pins au soleil quand il chasserait les vers dans leur écorce, comme Naomi le lui avait appris. « Ne meurs pas, s’il te plaît, murmurait Naomi comme une prière. Il te reste tellement de belles choses à voir dans le monde, puisque tu as échappé aux dangers et que je t’ai sauvé, ne meurs pas ! »… »
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Extrait de : « Bitna, sous le ciel de Séoul »
2018 – un très beau livre fort émouvant d’un grand voyageur J.M.G. Le Clézio.
Illustrations : 1/détail d’un « Costume de mandarin coréen » Peintre anonyme du XVème 2/ « Plantes, animaux et insectes » Shin Saimdang 1504-1551.
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Accompagner la vie vers la lumière…
BVJ – Plumes d’Anges.