Sève…

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« … Au printemps, la neige fond sur les collines, et la terre la boit. Le soleil est encore si pâle, comment croire que c’est lui qui fait fondre l’hiver ? Les arbres gouttent et battent de sève, les torrents s’agitent et craquent et les pierres éclatent dans la mousse. La neige et la glace s’en vont par plaques. Couvertures, draps arrachés aux matelas bosselés. Les glaciers fondent, cerveaux de la montagne, ils sourdent de leur vallée, coulent lentement, retenus par leur gélatine plissée qui finit par lâcher : rien ni personne ne peut les arrêter…

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… Avec Joseph, je travaille pour de vrai, je plonge et replonge mes jeunes mains dans la terre, jambes pliées, dos courbé. Ensemble, nous semons, et les pousses vert clair sortent de la terre. Nous traçons des parcelles, nous les ensemençons et elles produisent. Les légumes poussent, ils fleurissent, les fleurs deviennent des fruits que nous regardons grossir, se colorer, et les framboises, et les groseilles, les herbes aromatiques, le fumier, la pluie, le soleil, l’engrais vert, les influences lunaires…

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… « Raconte-moi les oiseaux, Jeff.

– C’était des animaux qui volaient. Comme quand on nage, tu vois ? mais dans l’air. Ils n’agitaient leurs bras qui s’appelaient des ailes que pour atterrir ou pour décoller. Le reste du temps, ils planaient. Comme on fait la planche, mais eux, dans le ciel. Et leur chant, le bruit qu’ils faisaient, comment te le décrire… »

Il fait grincer la porte, tourne un doigt mouillé sur le haut d’un verre en cristal ou souffle dans la conque de ses mains refermées. (…)

« Qu’est-ce qu’ils mangeaient, les oiseaux ?

– À l’origine, du grain, des insectes, des baies. Ensuite, n’importe quoi. C’est ça qui les a tués. Un genre de farine, du mouton en poudre, je crois. Nous aussi, on les mangeait.



– Pour pouvoir voler ?

– Non, parce que c’était bon. (…)

J’ai du mal à y croire. Des animaux qui nageaient dans le ciel sans tomber. Dix mille fois plus gros que n’importe quel insecte. De leurs plumes, on bourrait les couettes et les oreillers, il paraît.

– « Des canards, des hiboux, des aigles…

– Encore.

– Des moineaux, des pintades, des corbeaux, des hirondelles… »…

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… La douleur est peut-être un organisme vivant, invisible mais réel, qui habite à l’intérieur de notre corps. Parfois, il se réveille, s’agite violemment, mais le reste du temps, il dort…

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… Les jours rallongent. L’air est si doux qu’on s’appuit sur nos bêches, pour respirer. L’heure dorée nous illumine. Jeff sent la terre, la tige de tomates, le vert, et il m’embrasse moi qui sens la ville, la poussière et le gasoil du bac. Jeff me prend dans ses bras, me serre fort et danse avec moi.

« Attention, les salades ! » je ris.

On enjambe la frontière de paille de cheveux coupés, on sort du potager et on danse, sans musique, tous les deux, sur l’herbe vert vif en train de repousser. On tournoie dans la lumière dorée, l’air est tendre, on se presse l’un contre l’autre, des figures que je croyais oubliées, on se croise, on se retrouve, on danse à en perdre le souffle… »

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Extraits de : « Monde sans oiseaux » 2013 Karin Serres.

Illustrations : 1/« Oiseau mécanique » 1688  Photothèque allemande 2/« Marécages » Denis Miller Bunker 1861-1890   3/Etude pour une illustration de Dante Gabriel Rossetti 1828-1882.

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S’enrichir de la sève ardente de l’univers…

BVJ – Plumes d’Anges.

9 commentaires sur “Sève…”

  1. Dominique dit :

    bizarrement je n’ai pas aimé ce livre et lorsqu’ici je lis les extraits ça me plait beaucoup, euh je devais être dans un mauvais jour !
    Dante Gabriel Rossetti : j’aime le poète

  2. LOU dit :

    Outre les arbres en fleurs, les couleurs jaillissant du jardin, celui-ci serait fade sans le chant des multiples oiseaux et moineaux qui l’animent.

  3. naline dit :

    La sève monte, les oiseaux chantent, le vert arrive. Quel bonheur !
    A nous de préserver ces richesses.
    Belle fin de semaine !

  4. Aloysia dit :

    Un texte magnifique et de bien belles illustrations… Tout cela fait vraiment rêver, et cela fait du bien tout de même… Bises, chère Brigitte.

  5. Poussy dit :

    Dans le jardin, il y a plein de petits bulbes qui préparent des fleurs magiques, des salades tendres qui grandissent doucement et des oiseaux-chanteurs partout, il ne me reste plus qu’à danser, je vais me mettre aux aguets et attendre la lumière dorée…

    Le printemps est une ivresse.

    Bises de joie

  6. Daniel dit :

    Jardiner ! Quelle belle activité. Ressentir la terre, la toucher, voir les fleurs pousser, avoir pour compagnons les oiseaux, respirer l’air pur et ne penser à rien. Un vrai bonheur !

  7. Aifelle dit :

    Contrairement à Dominique, j’ai énormément aimé ce livre et c’est un plaisir d’en relire des extraits. J’aime beaucoup le tableau « marécages ». Bon dimanche Brigitte, bises 🙂

  8. JC dit :

    Tout jardinier a en lui l’espoir de beautés à venir. Il est toujours entouré d’amis, ailés ou non.
    Je me suis attardée sur les deux lignes concernant la douleur. Cela me parait tellement vrai !
    Bon dimanche Brigitte. Bises. Joêlle

  9. Ariaga dit :

    Tu fais toujours de très bons choix de textes et d’illustrations et c’est un moment plein de grâce que je passe sur ton blog.

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